Permettez-moi de vous mettre sous les yeux quelques pages de mon grand-père, écrites pendant la 2ème guerre, où il raconte ses souvenirs de jeune homme -il avait 18 ans- : c'était il y a 100 ans.
Une
matinée de juillet sur les boulevards et je flâne en ne songeant à rien. La
journée sera belle et il monte de la chaussée récemment arrosée une exquise
fraîcheur. Il y a peu de passants car c’est l’heure où les employés commencent
à travailler dans les bureaux ou les magasins.
L’immeuble
du Matin dresse sa haute façade baroque dont les couleurs criardes m’ont
toujours été insupportables, et j’achète, en passant devant un kiosque à
journaux, la feuille d’Edouard Drumont.
Mon
regard se pose sur le titre d’un article signé "Intérim". Je lis cet
article d’abord distraitement et puis je me mets à réfléchir longuement sur son
contenu. Il y est question de l’attentat de Sarajevo et soudain, j’éprouve que
le journaliste a fait passer en moi sa conviction que la guerre était
inévitable.
La
Russie soutenait la Serbie, et l’Allemagne était derrière l’Autriche-Hongrie.
Les alliances joueraient et la France serait entraînée dans le conflit en même
temps que la Grande-Bretagne, sans doute.
Tout
cela au fond ne m’effrayait pas. Et puis il fallait bien que la guerre éclatât
quelque jour. Chacun prévoyait d’ailleurs un conflit qui ne durerait que peu de
temps. Néanmoins, il était permis de penser qu’à cause de la puissance
meurtrière des armements modernes le premier choc serait terrible. C’était
d’ailleurs l’avis de mon père, mais ce n’était certainement pas le mien puisque
je n’avais jamais réfléchi sur ce sujet.
Je
n’ai rien lu d’autre dans la Libre Parole, même pas l’éditorial dont
j’étais d’ordinaire si friand, et j’ai envisagé la guerre très vague-ment ainsi
qu’une aventure héroïque où l’on se couvre de gloire en prenant des drapeaux.
Une
matinée de juillet sur les boulevards et un peu d’inquiétude malgré tout dans
l’esprit d’un jeune homme qui venait d’ouvrir un journal…
Le 2 août 14
Dans l’après-midi du 2 août, je trouvai en
sortant de chez moi un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, et mon
attention fut attirée soudain par une affiche qu’ornait un faisceau de drapeaux
tricolores.
La
mobilisation générale venait d’être décrétée et chacun ajoutait ses
commentaires aux propos qui s’échangeaient devant cette palissade de bois, en
pleine rue.
Certes,
et cela avait été dit officiellement, la mobilisation générale, ce n’était pas
la guerre, mais ce propos ne trompait personne. La guerre approchait, elle
était déjà présente. Elle était dans cet arrêt soudain des préoccupations les
plus ordinaires de chacun, et la vie même de mon quartier semblait suspendue
dans l’attente de quelque chose qui était dans l’air et bouleverserait tout,
bientôt, dans un souffle irrésistible et ardent.
Cependant
une ardeur, un enthousiasme, un patriotisme incroyables montaient de ces hommes
qui, dans quelques heures ou dans quelques jours, quitteraient leurs foyers. Un
grand élan les soulevait tous et ils se sentaient par avance fraternellement
unis pour supporter ensemble toutes les souffrances ou accepter en commun tous
les sacrifices.
"Et puis, ça devait
arriver. Il faut bien en finir une fois pour toutes. Qu’est-ce qu’on va leur
mettre à ces cochons…"
Cela ne durerait pas
longtemps et on serait tous de retour pour la Noël.
Le lendemain, je m’en allai
rue Mercoeur, au bureau Suchard. Monsieur Simon avait revêtu son uniforme de
sous-officier d’infanterie et il serrait des mains en prononçant des paroles
encourageantes. Il souriait et un autre employé qui venait de l’Entrepôt de
l’usine souriait aussi, car il était de ceux qui partaient tout de suite
rejoindre leur régiment.
Nous
étions quatre de la classe 1916 qu’un grand désir de partir agitait
intérieurement, et nous en voulions un peu à Monsieur Simon lorsqu’il déclarait
qu’on n’aurait pas besoin de nous et que nous n’avions d’ailleurs qu’à attendre
notre tour.
Monsieur
Richard, dont le fils allait partir dans deux ou trois jours, félicita Monsieur
Simon de son moral élevé et lui dit en riant :
"Et
n’oubliez pas de nous rapporter des pendules…"
Il
s’agissait, je pense, des pendules que les Prussiens nous avaient volées en
1870.
Monsieur
Simon nous quitta et nous ne le revîmes jamais plus.
Les
départs se succédaient rapidement, et déjà l’on nommait avec gouaille ou mépris
ceux qui ne partaient pas. On partait avec foi, avec fierté, avec honneur, mais
la guerre était déjà là et elle se manifestait dans les yeux des mères et des
épouses, et des larmes en coulaient parfois qu’il était bien difficile de
retenir.
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