dimanche 20 août 2017

20 août 1917 mémoires de mon grand-père -9- centenaire de ses blessures

Suite du récit de la terrible journée du 20 août 1917 devant Verdun.

Portrait de Etienne Dufau, photo prise en 1916 dans la Somme
Sur le point de narrer ici ce que fut une journée dont je devais toute ma vie porter le douloureux et pesant souvenir, je me recueille et hésite comme devant une impossibilité de l’esprit. Je voudrais passer outre et ne pas rappeler des épisodes qu’on m’a demandé tant de fois de retracer. C’était naturellement en un temps où les récits de guerre intéressaient encore les Français. Maintenant, ces choses-là n’amusent plus personne, et il y en eut tant de ces pauvres histoires pareilles à la mienne !
            
Je vais donc distinguer, sans m’y arrêter par trop, dans ce terrain bouleversé à travers lequel nous progressions lentement, une pancarte de bois qui portait ces deux mots : Erstes Flugel. La première aile d’un ouvrage qui résistait. L’assaut avec mon escouade de grenadiers que j’avais partagée en deux groupes, et puis la fuite des occupants sur lesquels nous nous mîmes à tirer comme sur des silhouettes disparaissantes. Il y eut cette minute où, vus de dos, les fuyards m’apparaissaient comme boitant de droite et de gauche en laissant claquer dans leurs reins comme des basques de vareuse. Et j’en ai ri d’un rire nerveux et triomphant, en tirant sans doute très mal. Je pensais avoir devant moi non des Allemands mais des canards en fuite, et j’oubliais la guerre.
            
Je me retrouve encore comme stupide pour avoir tiré dans la fumée sur un Allemand qui se trouvait debout contre une paroi de tranchée, la gorge ouverte, tué sans doute pendant la préparation d’artillerie.
            
J’ai couru vers des ombres et presque dans une inconscience fébrile, et puis j’ai fouillé des repaires à la grenade. Je me suis trouvé fort embarrassé d’avoir fait seul treize prisonniers après un guttural : Ergebt Euch ! Ils étaient jeunes et quelques-uns fumaient des cigarettes à bouts dorés. J’ai appliqué mon pistolet sur la tempe de celui qui me paraissait être le moins digne de ma confiance, et j’ai expliqué à ses camarades qu’il paierait pour eux s’ils ne demeuraient pas les mains en l’air.
            
"Immer Handen auf !", hurlais-je.
            
Ce furent des prisonniers dociles et qui obéissaient d’une manière automatique à toutes mes intentions. Mais tout de même, je me sentis soulagé lorsque je pus les confier à deux ou trois soldats que je ne connaissais pas. Je les abandonnai pourtant non sans regret, car le groupe qu’ils formaient donnait à mon amour-propre une petite satisfaction non négligeable.
            
Je revois encore parmi tant de choses imprécises un trou nauséabond au fond duquel je me suis accroupi pour ouvrir une boîte de "Schweinfleisch". Mais je n’avais rien à boire et la vue d’une graisse jaunâtre me coupa le peu d’appétit que je pouvais avoir.
            
Si je ne nourrissais pas mon estomac de porc en l’absence de toute autre nourriture, je satisfaisais pleinement mon esprit en songeant qu’après l’attaque, je pourrais écrire sur un papier à lettres timbré d’une couronne et d’une devise que je venais de ravir à quelque hobereau plus ou moins cicatrisé de la joue.
            
Toutes ces choses sont vagues. Je pense à d’autres choses, à d’autres faits que je ne veux pas rapporter, me contentant ici de me rappeler des certitudes absolues et non pas des demi-certitudes dont je ne pourrais répondre à cause du choc terrible que mes blessures devaient me faire subir un peu plus tard.
            
Il ne m’a jamais été donné de rencontrer, par la suite, quelqu’un qui pût me remettre en mémoire des choses qui auraient pu m’advenir ou que j’aurais pu oublier, mais qu’importe ? Je sais seulement que la journée fut dure et épuisante et que je n’eus pas le sentiment que ma présence sur ces lieux de terreur et de désolation durât une dizaine d’heures.
            
Je ne sais même plus s’il y eut des morts et des blessés. Je pense à des mouches qui attaquaient des yeux et aussi que sur toute ma section, nous n’étions plus en fin d’après-midi que deux ou trois à tenir le terrain conquis. Je ne saurais dire comment tous mes camarades avaient disparu, et je ne me souviens ni d’un nom ni d’un visage.
            
Il était peut-être quatre heures de l’après-midi. Le soleil était brûlant. On venait de passer une crête et on avait à sa gauche la cote 304 sur laquelle l’ennemi tenait toujours. De lourds calibres continuaient à tomber sur le sommet et nous avions atteint, en suivant sans doute une direction parallèle à la route d’Esnes à Béthincourt, un lieu humide, le lit du ruisseau de Forges probablement. Un homme avait installé son fusil-mitrailleur sur le bord d’un entonnoir. Des mitrailleuses crépitaient et on parlait, ou plutôt on pensait à une contre-attaque de l’adversaire. Le sous-lieutenant Clot s’approcha de moi. Il était en sueur et épuisé. Je ne l’avais pas vu de la journée. Il me montra un abri puis s’y enfonça et il ne répondit presque rien aux questions que je lui posais. J’eus le sentiment que je n’avais plus à compter sur lui et il devait céder à un impérieux besoin de calme ou de sommeil. Je me rendis compte que j’étais seul avec deux ou trois hommes pour tenir un grand secteur menacé de toutes parts. Je savais que personne ne viendrait nous renforcer et sans doute, à l’arrière, n’était-ce qu’un grand vide d’où nul secours n’était à espérer.
            
Non, il n’y avait plus rien. Mais si, il y avait quelque chose ou plutôt quelqu’un : le lieutenant Nonorgue et ce petit bout de papier sur lequel il pouvait bien écrire quelque chose…
            
L’ordre me fut donc donné de faire une reconnaissance dans les lignes ennemies.
            
Mais dans quelle direction se trouvaient les lignes ennemies ? Quel était le but de cette reconnaissance, et qui pouvais-je bien emmener avec moi ?
           
 Mais c’était un ordre et c’était signé : Nonorgue.
            
J’ai emmené deux hommes et ensuite, après quelques pas, j’ai réfléchi que je n’avais pas le droit d’exposer inutilement des vies en dehors de la mienne, et je suis parti seul, un peu à l’aventure. J’aurais pu me coucher dans quelque trou et personne n’aurait jamais su ce que j’avais ou non fait. Mais il y avait mon âge et son insouciance, et cette confiance qui me soulevait parfois la poitrine.
            
Je m’étais engagé tout seul, je descendais une crête au fond d’un boyau mais à découvert pourtant, car ce boyau n’était plus qu’une dépression aux parois très ouvertes. Deux ou trois silhouettes apparurent et l’une d’elles tenait quelque chose ou semblait tenir quelque chose en l’air.
            
Et brusquement, il me sembla que mon être tout entier se dispersait en mille parcelles comme par suite d’une explosion intérieure qui me désintégrait. J’entendis comme un long bourdonnement pendant lequel se passaient d’extraordinaires choses. Il m’a été impossible plus tard de faire la part de la conscience ou de l’inconscience. Sous le choc, la vision sereine du Christ tel qu’on le voit dans les pieuses images traversa mon esprit et il me sembla qu’une voix infiniment douce m’interdisait alors de penser à mourir pour ne pas demeurer prisonnier entre les mains de l’ennemi.
            
Une autre vision aussi me hanta. J’avais vu quelque part trois croix de bois dans le fond d’une dépression, et l’idée que j’allais mourir m’était douce et me donnait le désir de reposer tout auprès de ces trois inconnus qui m’appelaient mystérieusement.
            
Je me souviens d’avoir comme frissonné de me sentir dans la nuit et d’avoir cherché mon pistolet pour mettre fin à la plus misérable, à la plus atroce des vies, mais je sentis aussitôt que j’étais déséquipé et que mon bras droit se refusait à me servir et n’était plus qu’une chose lamentable qui pendait. Je pensai encore à ma cravate pour arrêter le sang, et puis je n’eus plus qu’un désir, celui de ne pas demeurer dans les lignes ennemies. C’était le but et tout de suite je pris une direction qui pouvait être n’importe laquelle, mais vers laquelle une sorte d’instinct me poussait inéluctablement.
                      
 Dans une lettre que je garde comme une relique, le sous-lieutenant Clot raconte à mes parents comment, inquiet de ma longue absence, il se mit à fouiller de sa jumelle le champ de la bataille. Il aperçut au loin une silhouette qui, péniblement et sous les obus qui tombaient comme grêle, se dirigeait vers nos lignes. Alors il envoya deux hommes, deux secourables compagnons me soutinrent et ainsi, lentement, je pus grâce à eux joindre l’endroit où se tenait le sous-lieutenant Clot.
            
Comme ce dernier me plaignait après que je lui eus dit que j’étais aveugle, je répondis que je voulais qu’il dise à mes parents que j’avais accompli mon devoir, et que d’ailleurs il fallait envisager ces choses-là froidement.
            
Je me souviens qu’en même temps que je prononçais ces paroles qui peuvent sembler sublimes, je songeais qu’un tir de mitrailleuse pouvait bien en ce moment même balayer le parapet de la tranchée où je m’imaginais être et qu’il me suffirait de dresser un peu la tête pour mettre fin à une vie que je n’appréciais plus que médiocrement. Cela m’a fait douter par la suite de la valeur qu’on doit attribuer aux mots héroïques qui ne sont, en définitive, qu’une sorte de coquetterie dernière.
            
Hélas, toute une longue existence me restait encore pour "envisager ces choses-là froidement"…

Lentement, indifférent presque à ce qui maintenant pouvait m’advenir, je me laissais aller sur mon brancard que deux hommes manoeuvraient. Je me sentais comme un enfant entre leurs mains. Il me semblait que ces deux hommes prenaient d’infinies précautions et je m’abandonnais à eux. Je n’avais plus à penser à agir, à commander.
            
Il me semble que le temps était indéfiniment long et j’ai souvenance de paroles latines qu’on prononça sur moi au poste de secours pendant qu’on me baignait le visage.
            
Dans le village d’Esnes, on poussa mon brancard dans une automobile et ce furent des volontaires américains qui me conduisirent à Froidos.
            
Au-dessus du lit où je reposais, une voix féminine me dit :  "Je suis mademoiselle Delafosse…."
          
Et puis : "Mon petit, il faudra vous couper le bras. -- Je ne pourrai donc plus jouer de violon", dis-je doucement.
            
Après un long sommeil, je me réveillai en découvrant tristement au toucher que mon bras droit n’était plus qu’un énorme pansement.

Fin de l'extrait des Mémoires de M Etienne Dufau, mon grand-père. 

samedi 19 août 2017

Août 1917 Verdun Souvenirs de mon grand-père -8 La cote 304 suite

De longs intervalles séparaient les sections les unes des autres, ainsi qu’il est prescrit lorsqu’une troupe est dans l’éventualité de se trouver d’un moment à l’autre sous le feu de l’artillerie. Dans le crépuscule se dressaient, au flanc d’une colline, les ruines d’un village, et çà et là, de part et d’autre de la route, s’ouvraient des entonnoirs qui retenaient de l’ombre. A mesure qu’on se rapprochait des lignes, le fracas du canon devenait plus intense et le sol tremblait. L’horizon s’éclaircissait de triangles lumineux dont les sommets touchaient la terre, renversés. Parfois se superposaient d’horizontales lueurs qui s’élargissaient démesurément, lorsque toute l’étendue du secteur s’animait de grondements ininterrompus.
           
 Quatre lueurs venaient d’illuminer la nuit qui s’était faite depuis peu, en même temps que quatre détonations assourdissaient nos oreilles. Nous longions une batterie de pièces lourdes situées en arrière d’une petite crête et non loin de la route. Des étincelles traînaient, lentes à s’éteindre. Et puis encore des départs et toujours des départs de coups suivis d’un bruit sourd que l’écho répercutait en vibrant. Notre section apparaissait alors comme une procession de spectres en route vers un au-delà inquiétant.
            
Je marchais en serre-file, à la fin de ma section qui s’était maintenant formée en colonne par un et, au tournant de la route, j’aperçus encore des artilleurs qui, manches retroussées, s’affairaient autour de leurs pièces, pareils à des Titans au service de monstrueuses divinités. Des clartés les révélaient soudain à mon regard, et puis la nuit engloutissait la vision.
            
A gauche, c’était le village d’Esnes avec les ruines de son église. Alors on obliqua sur la droite pour une marche pénible sur un sol bouleversé qui bientôt nous absorba en nous isolant les uns des autres à travers des boyaux ou des entonnoirs :
            
"Faites passer si ça suit", demandait-on de l’avant.
           
Et de temps à autre, la litanie reprenait après des contacts difficiles :
            
"Ca suit, faites passer que ça suit…"
            
Un moment arriva bientôt, où je me rendis compte que la liaison était perdue et que ça ne suivait plus. Dix hommes environ firent halte et m’attendirent. Que faire ?
            
Je ne savais rien de ce secteur où je me trouvais pour la première fois, et il me fallait bien prendre une décision, ne serait-ce qu’en attendant l’aube dans quelque abri de fortune.
            
Je découvris une sape abandonnée et j’y fis descendre le groupe dont je ne savais que faire. J’avais soif. Du plafond, en un mince ruissellement, de l’eau coulait et j’en recueillis un peu dans mon quart pour me rafraîchir.
            
"J’en voudrais pas, dit quelqu’un. On est sous le cimetière et c’est de la flotte qui coule des "macchabées"
            
Il y a, dans n’importe quelle circonstance, des hommes qui sont au courant de tout. Cependant, le temps passait et l’eau des morts était fraîche, et il est des instants où l’on se sent si loin des vivants que ce qui vient de l’au-delà s’accepte sans difficultés.
            
Lorsque mon inaction commença de me peser, je sortis de mon abri dans l’espoir de trouver quelque part une issue à la pénible situation dans laquelle je me trouvais, car il ne fallait pas être absent au moment même du coup dur. Ce serait une sorte de désertion difficilement explicable. Et je me dirigeai comme je pus dans un terrain hostile. Au bout d’un certain temps, il me sembla apercevoir une lueur au ras du sol. En soulevant une toile de tente qui fermait l’ouverture d’un abri, j’aperçus un jeune officier qui écrivait à la lueur d’une bougie. Il n’était pas de mon bataillon mais me renseigna d’une manière assez précise sur la position que devait occuper le mien, et quelques minutes plus tard, je retrouvai ma compagnie. J’allai rechercher les hommes que j’avais laissés là-bas, dans la sape, et tout rentra dans l’ordre, à mon grand soulagement.
            
Le visage du jeune officier qui m’avait si bien renseigné demeurait dans mon esprit. En le quittant et sans que je le voulusse, mon regard s’était abaissé sur la lettre qu’il était en train d’écrire au moment où j’avais fait irruption dans l’étroit emplacement où il se tenait presque accroupi. J’avais lu seulement ceci : "Ma chère Yvonne…"
           
Les paysages de France traversaient encore mon esprit qu’une jeune fille portait en ses yeux aimants et graves. Je pensais à une tendresse de sœur ou de fiancée et à cette lettre qui serait peut-être dans l’avenir comme une relique au fond d’un coffret aux souvenirs ?
            
Je pensais aussi qu’on aurait pu nous distribuer des grenades en moins mauvais état et je n’avais pas confiance dans ces engins rouillés ramassés dans je ne sais trop quel fond de tranchée.
            
La terre tremblait toujours et je ne pense pas que les étoiles se soient montrées cette nuit-là...

Je m’étais installé dans le fond d’une tranchée boueuse après avoir disposé sous mes pieds un morceau de rondin, découvert en tâtonnant dans l’obscurité. C’était déjà quelque chose d’heureux d’avoir les pieds au sec. Lorsque mon piédestal de fortune commençait à disparaître dans la masse gluante dont il m’isolait, je disposais mon corps en arc-boutant, en prenant appui sur les parois humides de la tranchée, et dans un miracle de souplesse, je remettais mon installation en état ou en variait ma disposition.
            
Le temps ne s’écoulait que lentement, et mon impatience était extrême. J’aurais voulu sortir de cette humidité, de ces ténèbres. L’inaction pesait à cette vaillance qui s’exaspérait en moi en pensant à l’aube glorieuse qui me délivrerait de toute cette lassitude physique et morale qui m’envahissait parfois sans que je puisse rien faire pour la combattre.
            
Notre préparation d’artillerie, qui durait depuis plusieurs jours, s’interrompait quelquefois pour reprendre ensuite plus précipitée. Mais vers le matin, il se produisit de longues accalmies et nous eûmes même la surprise de voir s’élever devant nous une fusée ennemie. L’ennemi se trouvait donc toujours à proximité de notre ligne de départ, l’ennemi n’avait donc pas été tout à fait écrasé par ce déluge de fer et de feu que nous lui envoyions inexorablement depuis des jours et avec des moyens si puissants que jamais on n’en avait rassemblé de tels pour la quantité et l’efficacité. Tout semblait avoir été admirablement réglé, tout, excepté le tir de quelque pièce qui s’obstina pendant un instant à nous arroser de ses projectiles, et cela au moment même où je venais d’envoyer deux hommes chercher une "gnole" oubliée quelque part et que d’aucuns jugeaient indispensable à leur héroïsme. Cela fit à mes côtés deux ou trois blessés légers à qui ce petit contretemps ne parut pas si catastrophique.
            
Les sifflements des obus déchiraient l’air par-dessus nos têtes, tantôt aigus et tantôt graves, suivant les calibres et à intervalles réguliers, dominant les explosions qui bouleversaient les lignes ennemies, on entendait, semblable à un formidable coup de bélier, le tonnerre d’un projectile lourd contre quelque ouvrage particulièrement repéré par notre grosse artillerie.
            
La nuit cédait peu à peu non pas à la pâleur de l’aube, mais plutôt à un éclaircissement du ciel, et quelques visages m’apparurent, un peu plus distincts. Sous les casques les traits étaient calmes mais accusés. Tous ces soldats avaient quelque chose de commun et on ne pensait pas à ces différences d’allure ou de parler qui faisaient du Parisien, du Normand ou du Savoyard des Français parfois si différents les uns des autres. Tous ceux qui étaient là étaient des paysans pour la plupart de la Mayenne et de la Sarthe. Ils étaient en général de solides gars, à la fois rudes et aimables et fidèles, tellement. Leurs pensées s’en allaient sans doute au cours de l’ultime quart d’heure qui précédait l’heure H vers des êtres aimés qui sommeillaient encore sous des toits paisibles. Qui mesurera jamais l’intensité de certaines affections et de certaines tendresses lorsque viennent les instants suprêmes ? J’aurais voulu apaiser des angoisses, mais n’avais-je pas les miennes ? Je m’étais toujours rassuré du fait que je portais dans la pochette gauche de ma vareuse un petit miroir métallique, parce qu’il me semblait que, de toute ma personne, mon cœur seul était vulnérable. Une impression seulement, mais cela me rassurait de songer que mon cœur battait comme sous une cuirasse d’acier.
            
Le sous-lieutenant Clot fit passer : "Baïonnette au canon !"
            
L’ordre s’exécutait calmement et quelques lueurs d’acier apparurent au-dessus des casques. Le sous-lieutenant Clot consulta sa montre et des hommes se groupèrent, prêts à bondir par-dessus le parapet.
            
Et ce fut l’assaut. Le jour venait de paraître et nous allions vers l’orient, du côté de la lumière. Le soleil venait de se dresser dans toute sa gloire. C’était un bel astre pourpre et bien dessiné, un vrai soleil d’aube et de gloire, un inoubliable soleil.
            
Le sous-lieutenant Clot tomba tout de suite dans un entonnoir d’où il se releva. Je me trouvai très vite à sa hauteur, suivi de mes hommes en colonne par un, mais une explosion retentit devant nous et nous précipita tous les uns contre les autres. Nous nous relevâmes presque d’une manière automatique et reprîmes notre progression dans la fumée et dans le danger.

Nous allions au-devant d’un rideau d’acier, vers l’inconnu. Cela se passait le 20 août 1917, à quatre heures trente-deux.

(à suivre)

jeudi 17 août 2017

Août 1917 Verdun Souvenirs de mon grand-père -7

La cote 304           
Le camion qui précédait le nôtre démarra. Notre conducteur, avec cette indifférence des hommes dont c’est la mission d’en véhiculer d’autres par les routes, monta sur son siège et mit le moteur en marche. Le lourd camion démarra à son tour d’un coup brusque et inattendu.
           
Nous étions environ une vingtaine, pour la plupart debout. Des sacs et des fusils étaient entassés pêle-mêle.
            
La matinée était belle, très belle. Le soleil étincelait déjà haut dans le ciel radieux. Je m’étais appuyé des reins contre une traverse, à un angle arrière de la voiture, et je pouvais ainsi embrasser du regard le chemin que nous venions de parcourir ou bien, en détournant légèrement la tête, considérer l’immense plaine qui s’étendait de chaque côté de la route. Après chaque tournant disparaissait pour instant le véhicule que nous précédions et puis, lorsque la route étirait son rectiligne ruban, il réapparaissait dans un nuage de poussière. Parfois cela formait au loin comme une procession de monstres vrombissants qui se poursuivaient sans s’atteindre, dans une sorte de course infernale.
            
La chaleur devenait insupportable, mais les arbres nous baignaient au passage de leurs ombres fugitives et rafraîchissantes et en me redressant de toute ma taille il m’était infiniment agréable d’éprouver sur mon visage la caresse de leurs souples feuillages. Ces sensations, ne les avais-je pas éprouvées déjà dans le passé, lorsque aux bords du lac Daumesnil je faisais glisser silencieusement ma barque sous les branches basses qui avançaient au-dessus de l’eau leurs palmes. Il y avait longtemps que nous avions perdu de vue le clocher de Rambercourt-aux-Pots lorsque la vision d’un humble et paisible travail des champs s’offrit à nos yeux. Un attelage, des hommes, une femme. Tout cela semblait immobile à cause de la distance, mais tout cela flambait dans une lumière intense qui ne me pénétrait pas. Des moissonneurs, peut-être.
            
Mes compagnons demeuraient silencieux et cela aussi me peinait de les voir tous si jeunes, si peu des hommes encore sous leurs casques. J’aurais aimé connaître leurs pensées, mais ils ne pensaient sans doute à rien, du moins pendant de longs moments. Je me sentais fraternellement unis à eux par les nerfs et par le sang. N’étions-nous pas tous, à cause de ce soleil et de cette terre, à cause de notre jeunesse ou en dépit d’elle aussi, promis à d’impitoyables et sanglantes moissons ?
            
Mais le temps de la moisson était révolu et les moissonneurs allaient bientôt se reposer des fatigues de l’été. Pourtant, d’autres moissonneurs que je ne connaissais pas ne tenaient guère compte des saisons. Je les imaginais penchés sur des cartes très détaillées, notant et pointant. Ils méditaient des plans, envisageaient des circonstances, calculaient des forces, donnaient des ordres et un jour arrivait où, sur des camions, de jeunes hommes faisaient comme des rectangles d’épis bleu horizon en marche vers d’immenses faux qui tranchaient des vies brutalement, sous des éclairs de feu et d’acier. Pendant tout le printemps, tout l’été, l’ennemi n’avait cessé de bombarder ce secteur avec des obus de gros calibres. Il avait continuellement attaqué et cela obstinément, furieusement. Des positions essentielles avaient été perdues et la route de Verdun était menacée. Il nous fallait tout reprendre de ce qui avait dû être abandonné, et ce serait une grande attaque pour laquelle on avait rassemblé une artillerie formidable et des troupes d’élite.
            
Nous traversions des villages et je me souviens d’un régiment de coloniaux qui nous acclama parce que, sans aucun doute, nous allions être de la même fête que lui. Le paysage devenait plus boisé et il y avait, au bord de la route et encadrée par des arbres, une baraque qui portait sur son toit une immense croix rouge. Une femme, tout de blanc vêtue, nous tendit ses deux bras comme pour nous témoigner visiblement l’offrande qu’elle nous faisait de son cœur et de sa peine.
            
L’étrange pensée me vint alors que son regard venait de rencontrer le mien et je songeai qu’elle serait peut-être mon infirmière d’ici peu de temps…

Comme nous passions en vue d’un village avant d’arriver dans le bois Saint-Pierre, notre dernière étape, un homme fit cette réflexion :
            "Personne ne peut savoir comme moi ce qu’il peut y avoir de rats dans cette saleté de patelin…"
            
Il n’y eut pas de commentaires et personne évidemment ne mit le fait en doute.
            
Au milieu d’une clairière, après avoir quitté les camions qui nous avaient transportés, on nous disposa par colonnes de compagnie avec ordre de nous débarrasser de tout ce qui pouvait nous encombrer. Et on se mit en tenue d’attaque : vareuse, toile de tente en bandoulière, musettes et bidon, naturellement.
           
 J’ai fait un petit trou dans la terre et enfoui deux ou trois lettres, puis je me suis redressé avec cette sensation de n’avoir jamais été si souple, si dispos, si léger aussi.

 Et un peu avant que le soir ne tombe, nous nous mîmes en marche sans rien connaître de notre lieu de destination.

(à suivre)...

lundi 14 août 2017

Août 1917 Verdun Souvenirs de mon grand-père (6) (suite)

Avez-vous remarqué le rôle crucial du Lieutenant Nonorgue? Lisez la suite....

Je venais de rejoindre ma compagnie après avoir eu un entretien avec le lieutenant Nonorgue. Il m’avait parlé de mon patriotisme, qui ne pouvait que m’inciter à accomplir je ne sais plus trop quelle mission ou à accepter je ne sais plus trop quel risque. J’avais répondu qu’on pouvait disposer de moi comme on voudrait, non à cause de mon patriotisme qui n’avait rien à voir dans l’affaire, mais parce que, étant le plus jeune sergent de la compagnie, je considérais comme une obligation de m’exposer plus que quiconque au danger.
            
Je me suis toujours demandé ce qui avait pu motiver cette réponse de ma part, cette réponse qui satisfaisait ma fierté par le seul fait qu’elle me semblait aller au-devant d’une lourde ironie ou d’une perfide intention.
            
Puis l’ordonnance de celui que je venais de laisser à des ridicules machinations tenta de me faire rire en me racontant les dernières de son supérieur. Il riait tout en faisant reluire une paire de brodequins et me tenait un discours interrompu de "s ‘pas", mais je n’avais pas, mais pas du tout alors, envie de rire.

Mes hommes s’inquiétaient peut-être de me voir souvent solitaire et pensif, souvent absorbé par une lecture, et un pari s’était tenu entre eux sur le point de savoir si j’étais ou non séminariste. Je m’étais associé un soir aux libations qui suivirent cet étrange pari, mais après mon départ, le lieutenant Nonorgue ayant fait irruption dans le cantonnement entendit cette appréciation sur sa personne :
           
"Nonorgue, c’est une vache…"
            
L’homme aux "s’pas", qui venait d’avoir l’idée de remplacer les balles ordinaires par les balles de bois, pour économiser sans doute les munitions nécessitées par le tir des grenades à fusil, et fut, de ce fait, l’auteur de quelques accidents, me demanda de réunir la compagnie afin d’exposer ce que je pensais de la discrétion et des moyens à prendre pour rester, en toutes circonstances, discret. Comme le sujet qui m’était proposé m’étonnait, notre inénarrable commandant de compagnie, qui se tenait à mon côté au milieu des hommes formés en carré, vint à mon secours et de la manière la plus imprévue qu’on saurait imaginer. Il fallait pour être discret ne pas dire tout haut en première ligne le numéro de son régiment, ne pas parler pendant les relèves, et ne pas boire trop vers le soir, dans les cantonnements. L’allusion était évidente, mais ce n’est pas tout de suite qu’elle apparut dans tout son comique.
            
Mais chacun avait confusément compris que la discrétion consistait surtout à ne pas assimiler verbalement et sous l’influence du vin le lieutenant Nonorgue à un ruminant monté sur deux pattes et galonné aux manches de deux ficelles d’or…

          
On avait fait des simulacres d’attaque où la cote 304 pouvait bien être figurée par un champ ou par un pré sans altitude aucune.
            
Et puis, un matin, sous le soleil, on avait présenté le drapeau. Toutes les poitrines étaient bombées et toutes les baïonnettes se dressèrent ensemble vers le ciel, immobiles. On sentait comme un cœur immense et unique qui battait.
            
Un grand miracle de silence et d’amour venait de s’accomplir à cause de ces trois couleurs qu’on voyait émerger là-bas, au-dessus de quelques casques.
            
Je voyais pour la première fois le drapeau de mon régiment et souvent j’avais détesté cette guerre où l’on ne voyait jamais de drapeaux.
            
Maintenant, je connaissais mon drapeau et je venais de mesurer toute cette force et toute cette fidélité qui me bouleversaient éperdument.

 Le commandant Dubec m’avait fait appeler par un agent de liaison :
           
"Allez me chercher mon petit sergent…"
            
Je me trouvais maintenant immobile, figé en ce "Garde à vous" impeccable qu’il exigeait de tous ceux qui se présentaient devant lui.
           
La pièce était vaste et claire, meublée de choses anciennes. Dans un angle se trouvait une petite table qui servait de bureau. Tout était net, bien en ordre.
            
Cet homme était un chef. De taille moyenne, le corps bien pris dans un uniforme bien taillé, le commandant Dubec était le type même de l’officier français. En le considérant, on pensait à une épée et à des gants blancs. En lui de vieilles traditions militaires vivaient intensément.
            
Le visage n’était pas harmonieux. Le front avait un pli, le nez légèrement bourbonien déviait un peu de côté, la moustache et la barbe grisonnaient. Le regard s’abaissait souvent sur le sol et puis montrait deux yeux vifs et perçants aux reflets gris ou bleus, qui faisaient songer à ces lueurs qu’ont certains aciers de guerre. La voix était nette et parfois d’une infinie douceur.
            
Comme il m’entretenait de la tenue des hommes et de la propreté des norvégiennes des roulantes, un régiment passa dans la rue, dont les hommes portaient la fourragère vert et or.
            
Il m’entraîna vers la fenêtre dont il ouvrit largement les deux battants, puis, me serrant affectueusement l’épaule de cette main qu’il avait si fine et si ferme :
            
"Voyez-vous, je voudrais que notre régiment portât un jour la fourragère aux couleurs de la Médaille militaire…"
            
Je ne répondis rien à ce désir qui venait de s’exprimer d’une manière aussi inattendue.

            
Un grand silence s’était fait entre nous où passait peut-être la vision dorée d’une gloire impondérable et capricieuse.

vendredi 11 août 2017

Août 1917 Verdun Souvenirs de mon grand-père (5)

(suite)            

On apercevait un coin de ciel à travers le toit de l’église de Rambercourt aux Pots. De durs combats s’étaient livrés là, en septembre 1914.
            
Une jeune étrangère, une infirmière anglaise, venait chaque matin méditer ou prier sous la vieille voûte endommagée, et un jour, je la vis qui prenait des photographies.
            
Le village où nous venions d’arriver au repos était un gros bourg meusien que seules animaient alors ces multiples activités qui sont celles des soldats au repos. De vieilles maisons paysannes, aux escaliers souvent extérieurs, bordaient une route assez large. Des hommes se tenaient par groupes au seuil des cantonnements constitués par quelques granges qui ouvraient sur d’étroits trottoirs mal définis.
            
Je logeais dans la maison du percepteur, à côté de l’infirmerie où, chaque matin, un tout jeune major administrait l’ipéca, le bismuth, la purge ou la pilule d’opium à des malades dont la maladie donnait prétexte à une exemption de service d’un à trois jours. Il m’arrivait vers le soir d’emprunter la bicyclette du cycliste de bataillon pour une petite randonnée vers des villages voisins, mais ce véhicule était si petit pour mes longues jambes que je ne pouvais quitter la ligne droite, à cause de mes genoux qui venaient à chaque coup de pédale heurter contre le guidon.
            
La vie, à Rambercourt aux Pots, aurait été bien monotone si je n’avais fait connaissance avec une jeune institutrice et sa mère. Cette dernière n’avait pas toutes ses facultés et regrettait le temps où, selon ses dires, elle aurait pu s’entretenir longuement avec Monsieur Poincaré en personne sans éprouver la moindre gêne.
            
La jeune institutrice m’entretenait de ses lectures et de ses projets en un lieu situé à proximité de la popote des officiers, sous un arbre il me semble, au milieu d’un pré, et cela n’était pas sans intriguer le lieutenant Nonorgue, qui s’en venait parfois rôder dans nos parages. Le lieutenant Nonorgue ne me portait certes pas dans son cœur, mais il devait souverainement détester cette jeune fille qui avait, un soir, décliné ses avances en lui signalant qu’ "il sentait le juteux".
            
Comme, à la nuit tombante, un jeune clairon s’entretenait au seuil d’une grange avec une fille du pays, et cela assez longtemps après l’extinction des feux, notre Breton survint et me rendit responsable de ce qu’il venait de voir. Je lui répliquai que, n’étant pas de service, ces choses-là ne me regardaient pas, et que d’ailleurs je n’étais pas jaloux…
            
Ce petit incident n’en contribua pas moins à tendre encore davantage, entre le lieutenant Nonorgue et moi, des rapports dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils manquaient de confiance et de cordialité, mais je savais que, dans peu de jours, je perdrais cette indépendance que m’avaient value depuis un mois mes fonctions bureaucratiques, vis-à-vis d’un supérieur qui savait que bientôt je rejoindrais sa compagnie et qui, sous une lourde paupière, guettait déjà d’un œil satisfait une proie qui ne pouvait plus lui échapper.

 Le sergent Tassain venait quelquefois visiter ses anciens camarades. Il était un ancien légionnaire, d’origine alsacienne. Au début de la guerre, il avait assommé, dans une auberge de Bartenheim, un officier allemand qui lui avait affirmé que, dans trois jours, les armées du Kaiser défileraient à Paris. Puis il était passé chez lui, avait pris quelques marks et, par la Suisse et malgré ses cinquante-quatre ans, il avait rejoint les lignes françaises.
            
Tassain, de son nom véritable, Groner, était une sorte de géant sec et tout en nerfs. Le masque était énergique, les yeux noirs et durs, mobiles étonnamment. Le geste et la parole étaient vifs. Deux désirs menaient sa vie : tuer ses beaux-frères qui avaient servi dans l’armée allemande, et rentrer à Bartenheim avec "le Métaille militaire" sur la poitrine.
            
Tassain était un magnifique soldat et des instincts de primitif le liaient à la guerre, hors de laquelle, semblait-il, ils n’eussent pu se manifester. Il avait quelque chose du chasseur ou du trappeur, et comme gibier, le Boche lui suffisait. Lorsqu’on lui parlait d’un coup de main ou d’une attaque, il coupait net :
            
"Le Poche, tu peux pas l’avoir que par le païonnette…"
           
Le capitaine Mazella lui avait fait obtenir la Médaille militaire, et il portait la glorieuse récompense avec la fierté d’un grand enfant qui n’aurait attendu que cela pour être heureux. Il avait été, disait-on, proposé pour la Légion d’honneur, et ses exploits faisaient l’admiration de tous.
           
Il m’avait demandé, au cas où il ne reviendrait pas de la guerre, d’aller visiter ses enfants en Alsace.

            
Il fut tué quelques jours plus tard et je ne manquai pas de m’acquitter, en 1921, de la promesse que je lui avais faite.

(à suivre)

jeudi 10 août 2017

Août 1917 Verdun Souvenirs de mon grand-père (4)





(Cliché Etienne DUFAU, droits réservés)

Ce caporal infirmier faisait de la photographie et il retirait de cet art un profit certain. Il s’était spécialisé dans les scènes de guerre et il était passé maître dans la fixation sur pellicules de toutes les horreurs possibles. Son chef-d’œuvre avait été la prise, à Vermandovillers, d’un bout de tranchée où s’entassaient des morts. Il n’arrivait pas à satisfaire toutes les demandes, et ce n’était certes pas parce qu’il manquait d’hyposulfite de soude, ce produit qu’il trouvait en abondance au poste de secours. Il me disait souvent, en épanouissant un sourire satisfait et en esquissant un geste de lassitude :

"Ils veulent tous "les Cadavres". Je n’arrive plus à fournir des cadavres. Je n’ai plus de cadavres".
            
Les cadavres, ainsi prononçait-il, avaient tous les succès mais les saucisses ne se vendaient pas, et pourtant il avait très nettement saisi la descente des parachutistes sous les ballons d’observation incendiés. Le marchand de cadavres et de saucisses s’appelait Lejeune et tout le régiment le connaissait comme vendeur de cadavres et de saucisses.
            
Des sapes s’ouvraient à mi-côte, au flanc d’une crête dénudée. Le lieu où nous nous trouvions s’appelait le ravin des Fontenettes. Non loin d’un ruisseau presque à sec se trouvait une fontaine, où nous allions chercher de quoi nous rafraîchir ou nous laver. Cette fontaine était constamment sous le feu des fusants et son accès n’était pas sans danger.
            
Un matin, comme je m’étonnais que la plupart des obus qui tombaient non loin de nous n’éclatassent pas, je pensai tout d’abord que c’était à cause du terrain qui formait marécage de chaque côté du lit de la rivière, mais cela m’étonna tout de même, et tout de suite je pensai à des obus chargés de gaz. Je réveillai le clairon, qui donna l’alarme, et je mis mon masque. Cependant, beaucoup d’hommes avaient été pris pendant leur sommeil par ce qu’il était accoutumé d’appeler alors des gaz de combat, et on en évacua un grand nombre.
            
Vers le soir, le secteur devint mouvementé et des bruits coururent. On rassembla les hommes et le commandant Dubec se tenait impassible au milieu de nous. Des blessés encombraient des carrefours pendant que le ciel répercutait les bruits infernaux de la terre. Je me souviens du danger qu’il y avait à franchir, par-dessus un ruisseau sinistre, une petite passerelle de bois sur laquelle s’acharnait l’artillerie ennemie, mais je ne sais plus ce qui advint par la suite car je me trouve, après tant d’années et aussi à cause de la forte commotion que j’éprouvai au moment où je fus blessé, comme devant des vides que mes souvenirs ne peuvent combler.
            
Je ne saurais même plus dire ce qui m’arriva lorsque je fus, à la suite d’un coup de main, chargé de flanquer de feux un ravin que je n’arrivai pas à découvrir sur la carte, et qui devait être le ravin de Noifontaine.
            
D'autres faits encore m’échappent, qui sont les faits ordinaires de la guerre, mais qu’importe, je ne raconte pas la guerre mais je laisse plutôt défiler quelques ombres sur l’écran que la lumière des jours défunts n’éclaire que misérablement.
            
En quittant un bois, en plein sur la route poudreuse qui nous conduisait vers l’arrière, un obus, un seul obus a sifflé. Personne n’a quitté la colonne, personne sauf l’adjudant Meudec, qui s’en est allé vers un trou pour se mettre à l’abri. La mort l’a pris là-même où il pensait l’éviter.
            
L’adjudant Meudec était un Breton lourd et têtu, quelque chose, dans le civil, comme un mandataire aux Halles. Sa femme le tenait au courant des cours dont il nous faisait part. On savait que les carottes se trouvaient en hausse ou en baisse, et on s’intéressait par sympathie.
            
"Tu te souviens, Monganaste, à Marcheville ?… Et aux Eparges, tu sais, le point X…"

            
Il est des timbres de la voix, des inflexions de rien du tout qui vous rendent une présence. Les voix comme les musiques sont de terribles revenants.
(à suivre)

mercredi 9 août 2017

Août 1917 Verdun Souvenirs de mon grand-père (3)

Voila une carte qui vous permettra de suivre les événements sur le terrain. Verdun est au milieu à droite, Avocourt en haut à gauche, Cheppy au NW d'Avocourt.
Je le revois encore, non pas bouleversé par les torpilles, mais net et intact, tel qu’il m’apparut aux toutes premières lueurs de l’aube, après une relève, en ces instants où l’on essaie de se situer dans l’inconnu d’un secteur nouveau.

Et tout de suite je m’étais attaché à ce petit poste situé à la pointe extrême de nos positions en avant d’Avocourt, sur la rive gauche de la Meuse. J’avais même éprouvé pour lui comme une sorte d’attachement charnel à partir du jour où des avions ayant signalé des rassemblements ennemis dans le bois de Cheppy, il m’avait été plus particulièrement confié à cause des attaques dont il serait probablement l’objet. J’aimais ce petit coin de terre française dont je me sentais si hautement responsable, et nous étions quatre hommes qu’unissait une récente camaraderie, faite de confiance et de loyauté.

Et nous avons tenu tous les quatre quand les mauvaises heures sont venues, tenu dans la fumée et dans le bruit, comme savent tenir ceux qui n’ont plus d’espérance parce que les autres ne savent pas et que, même s’ils savaient, ils ne pourraient pas venir pour soutenir ceux qui se savent sans soutien. C’est tout de même quelque chose de grand que le désespoir car il tend les muscles et les volontés jusqu’à cette inconscience farouche où tout se facilite en se simplifiant. Et magnifiquement on supporte l’enfer en le dominant et il semble qu’on porte en soi quelque chose d’immatériel et d’inconnu rebelle à toutes les mauvaises forces qui se conjuguent pour le déchirement, l’engloutissement, l’anéantissement.

Je voudrais me rappeler les angoisses ou les défaillances, les terreurs aussi, mais je ne sais rien exprimer de certaines heures où je percutais des grenades contre mon casque pendant que les fusils tiraient, que les mitrailleuses crépitaient et que la terre s’entrouvrait alentour de nous sous de monstrueux chocs qui laissaient nos poitrines sans souffle, dans une haletante oppression. Des jours et des nuits passaient et je n’avais même pas une fusée rouge pour demander le barrage d’artillerie. Insensiblement, nos forces s’usaient ou nous abandonnaient, et il arriva un temps où, après avoir fait tout mon possible pour soustraire mes camarades au sommeil, ce dernier s’empara de moi traîtreusement, juste parce que j’avais pensé pendant une seconde à la bienfaisance d’un repos grâce auquel il me serait permis d’oublier jusqu’à ma propre existence. Combien il est inexorable ce besoin de sommeil de la vingtième année, et comment y résister lorsqu’on se sent à la limite de ses forces ?
            
Comme le jour allait se lever, un officier qui s’appelait Gautier se glissa vers moi et m’éveilla brusquement. Je ne le connaissais pas, mais il avait été envoyé de l’arrière pour voir ce que nous étions devenus.

 Ma surprise fut extrême et j’ajoute très désagréable. Je ne savais plus exactement qui j’étais ni où j’étais, mais ce que je savais bien, c’est que j’étais une pauvre chose passible d’un article du Code de Justice militaire, lequel prévoit la peine de mort pour ceux qui s’abandonnent au sommeil en présence de l’ennemi.

 Rien ne se passa, fort heureusement, mais il me resta de cette aventure un souvenir amer que j’ai d’ailleurs depuis longtemps chassé et qui suffirait à m’expliquer pourquoi j’ai conservé de ce petit poste tant aimé l’image qu’il me laissa lorsque j’y pénétrai pour la première fois, et que fidèlement la pellicule de mon West Pocket me conserva longtemps.

(A suivre)

mardi 8 août 2017

Août 1917 Verdun Souvenirs de mon grand-père (2)

 suite....          

 J’ai eu la visite d’un jeune officier long et maigre qui, après m’avoir demandé des renseignements sur le secteur, s’est mis à examiner à la jumelle l’espace chaotique et s’étendait devant lui. Il a tenu absolument à décréter qu’un tronc d’arbre était un emplacement de minnen et qu’une planche était un créneau de mitrailleuse. J’ai d’abord discuté et puis je me suis tu car, étant l’officier de renseignement du régiment, il devait savoir toutes ces choses bien mieux que moi. Et puis, il ne pouvait décemment rapporter qu’il n’avait rien vu et ne pas donner ainsi l’occasion d’économiser des obus qui, une amabilité en appelant une autre, nous seraient royalement ou plutôt, nos ennemis étant gouvernés par des empereurs, impérialement rendus.

 J’ai même eu la visite d’un général, une visite très courte, mais au cours de laquelle une manche étoilée s’est agitée devant mes yeux pour marquer un vif mécontentement. Le motif qui me valait une observation et une colère était assez sérieux puisque mon visiteur avait découvert, dans la personne d’un de mes guetteurs, un homme sans cravate. Je ne savais pas tenir les hommes dans les petites choses, et comment ferais-je donc pour les tenir dans les grandes, celles qui regardent et intéressent le destin de la Patrie ?

 Je veux me souvenir ici d’un aumônier qui était venu me voir. Il semblait très vieux et marchait péniblement à cause de l’âge ou de la boue. Il avait relevé sa soutane sur le devant, et en maintenait le bas fixé sur son abdomen, à la manière d’une couche-culotte pour bébé, fixée au moyen d’une épingle de nourrice.

L’homme de Dieu m’a dit quelques mots puis m’a offert deux ou trois cigarettes. En s’en allant, il me laissa la paix du Christ dont j’avais sans doute besoin à ce moment-là, et je savais bien que cette sorte de paix n’était pas celle que les hommes, et encore moins la guerre, étaient capables de me donner.

 Un peu avant minuit, c’est-à-dire un peu avant l’heure où je devais reprendre ma garde, le sergent Lebouc vint me réveiller, et immédiatement je sortis de l’abri que constituait pendant mon sommeil une tôle ondulée, qui maintenait une faible épaisseur de terre au-dessus d’une excavation située entre un bout de tranchée et un pare-éclats.

            "Ils attaquent…"

Je dormais si bien, si profondément, maintenant je me trouvais dans le vacarme et la fumée. Des grenades éclataient en miaulant, des mitrailleuses enchaînaient leurs rafales, des hommes tiraient, l’artillerie donnait à plein pour le barrage qu’une fusée rouge venait de déclencher. La nuit s’était subitement éclairée de fusées qui s’attardaient au sol avant de s‘éteindre, lentement poussées par le vent. Le fracas des minnen perturbait tout et à mesure que je me sentais impuissant à dominer tout ce tumulte et toute cette horreur, un calme extraordinaire me pénétrait jusqu’à porter mon esprit à un haut degré de lucidité. Je voyais tout, j’entendais tout, je dominais tout en éprouvant sur ces hommes dont je voyais sous les casques les traits tendus, comme un ascendant que j’avais toujours ignoré. Cependant, je les sentais un peu désemparés car celui qui m’avait sorti de mon sommeil ne semblait plus maître de lui. Le sergent Lebouc était blessé et il me demanda de lui donner sa musette. En boitant, il se dirigea vers l’arrière en me laissant sa section.

 Je me revois à cette minute même où, follement, je me dressai sur le parapet, de toute ma taille, pour qu’on me vît de partout et qu’ainsi on me sentît comme un chef et au-devant d’un danger que mon attitude niait puisque je savais bien que l’ennemi n’attaquait pas. Je ne juge pas cette attitude, je ne sais pas si les circonstances la commandaient, mais j’avais obéi à un ordre intérieur dont le caractère impérieux m’avait poussé à agir de cette sorte.

 Le barrage cessa, et l’on n’entendit plus ni grenades ni balles. Des fusées continuaient seulement à balancer au ras du sol de faibles clartés en découpant sur celui-ci des ombres qui tournaient. Le calme était revenu et tout s’était apaisé comme sous la baguette d’un invisible chef qui, après avoir déchaîné de monstrueux instruments, ne jugerait pas utile à sa gloire de prolonger plus longtemps son infernal effet.

 Quelques jours plus tard, au repos, on remettait une brillante citation au sergent Lebouc. Il n’avait, disait cette citation, quitté une position violemment bombardée qu’après avoir passé les consignes à son successeur. Le successeur que j’avais été en ces circonstances héroïques se rappelait très bien que le sergent Lebouc aurait pu être cité non pour m’avoir passé des consignes, mais pour m’avoir demandé une musette à laquelle il tenait sans doute tout particulièrement.

 Inutile d’ajouter que l’histoire en amusa plus d’un…

Et cela me remet à l’esprit ces citations qui furent données à notre colonel, qui fut tué ainsi qu’un commandant, un capitaine et deux hommes, dans une sorte d’entonnoir qu’ils avaient pris comme observatoire pour mieux voir les lignes allemandes. Un obus était arrivé et je ne crois pas qu'on ait jamais retrouvé les traces de ces infortunés.

"Au moins, me dit un territorial qui circulait dans un boyau, les Boches, ce sont de vrais socialos car, regardez un peu, ils bouzillent tous les gros…"

Malgré l’union sacrée chère à Maurice Barrès, la politique ne perdait donc pas tous les droits.

On libella des citations pour les victimes, et en les écoutant, je remarquai que plus les grades étaient élevés, plus les citations étaient longues. Cela allait de quelques mots à quelques phrases. Mais, était-ce un oubli, il n’y avait rien pour les deux soldats qui pourtant avaient, eux aussi, bien mérité chacun au moins un «mort pour la France", qui eût tout de même laissé au repos cet esprit de justice et d’égalité qui veille toujours au fond des cœurs des humbles de chez nous, et particulièrement quand ces cœurs-là sont généreux et qu’ils battent sous une capote bleu horizon.

(à suivre)

Le dernier point sur les vaccins

Hier 14 juin 2021, le Président Macron tenait une conférence de presse à l'issue du conseil de l'OTAN, et de sa conversation avec...