vendredi 11 août 2017

Août 1917 Verdun Souvenirs de mon grand-père (5)

(suite)            

On apercevait un coin de ciel à travers le toit de l’église de Rambercourt aux Pots. De durs combats s’étaient livrés là, en septembre 1914.
            
Une jeune étrangère, une infirmière anglaise, venait chaque matin méditer ou prier sous la vieille voûte endommagée, et un jour, je la vis qui prenait des photographies.
            
Le village où nous venions d’arriver au repos était un gros bourg meusien que seules animaient alors ces multiples activités qui sont celles des soldats au repos. De vieilles maisons paysannes, aux escaliers souvent extérieurs, bordaient une route assez large. Des hommes se tenaient par groupes au seuil des cantonnements constitués par quelques granges qui ouvraient sur d’étroits trottoirs mal définis.
            
Je logeais dans la maison du percepteur, à côté de l’infirmerie où, chaque matin, un tout jeune major administrait l’ipéca, le bismuth, la purge ou la pilule d’opium à des malades dont la maladie donnait prétexte à une exemption de service d’un à trois jours. Il m’arrivait vers le soir d’emprunter la bicyclette du cycliste de bataillon pour une petite randonnée vers des villages voisins, mais ce véhicule était si petit pour mes longues jambes que je ne pouvais quitter la ligne droite, à cause de mes genoux qui venaient à chaque coup de pédale heurter contre le guidon.
            
La vie, à Rambercourt aux Pots, aurait été bien monotone si je n’avais fait connaissance avec une jeune institutrice et sa mère. Cette dernière n’avait pas toutes ses facultés et regrettait le temps où, selon ses dires, elle aurait pu s’entretenir longuement avec Monsieur Poincaré en personne sans éprouver la moindre gêne.
            
La jeune institutrice m’entretenait de ses lectures et de ses projets en un lieu situé à proximité de la popote des officiers, sous un arbre il me semble, au milieu d’un pré, et cela n’était pas sans intriguer le lieutenant Nonorgue, qui s’en venait parfois rôder dans nos parages. Le lieutenant Nonorgue ne me portait certes pas dans son cœur, mais il devait souverainement détester cette jeune fille qui avait, un soir, décliné ses avances en lui signalant qu’ "il sentait le juteux".
            
Comme, à la nuit tombante, un jeune clairon s’entretenait au seuil d’une grange avec une fille du pays, et cela assez longtemps après l’extinction des feux, notre Breton survint et me rendit responsable de ce qu’il venait de voir. Je lui répliquai que, n’étant pas de service, ces choses-là ne me regardaient pas, et que d’ailleurs je n’étais pas jaloux…
            
Ce petit incident n’en contribua pas moins à tendre encore davantage, entre le lieutenant Nonorgue et moi, des rapports dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils manquaient de confiance et de cordialité, mais je savais que, dans peu de jours, je perdrais cette indépendance que m’avaient value depuis un mois mes fonctions bureaucratiques, vis-à-vis d’un supérieur qui savait que bientôt je rejoindrais sa compagnie et qui, sous une lourde paupière, guettait déjà d’un œil satisfait une proie qui ne pouvait plus lui échapper.

 Le sergent Tassain venait quelquefois visiter ses anciens camarades. Il était un ancien légionnaire, d’origine alsacienne. Au début de la guerre, il avait assommé, dans une auberge de Bartenheim, un officier allemand qui lui avait affirmé que, dans trois jours, les armées du Kaiser défileraient à Paris. Puis il était passé chez lui, avait pris quelques marks et, par la Suisse et malgré ses cinquante-quatre ans, il avait rejoint les lignes françaises.
            
Tassain, de son nom véritable, Groner, était une sorte de géant sec et tout en nerfs. Le masque était énergique, les yeux noirs et durs, mobiles étonnamment. Le geste et la parole étaient vifs. Deux désirs menaient sa vie : tuer ses beaux-frères qui avaient servi dans l’armée allemande, et rentrer à Bartenheim avec "le Métaille militaire" sur la poitrine.
            
Tassain était un magnifique soldat et des instincts de primitif le liaient à la guerre, hors de laquelle, semblait-il, ils n’eussent pu se manifester. Il avait quelque chose du chasseur ou du trappeur, et comme gibier, le Boche lui suffisait. Lorsqu’on lui parlait d’un coup de main ou d’une attaque, il coupait net :
            
"Le Poche, tu peux pas l’avoir que par le païonnette…"
           
Le capitaine Mazella lui avait fait obtenir la Médaille militaire, et il portait la glorieuse récompense avec la fierté d’un grand enfant qui n’aurait attendu que cela pour être heureux. Il avait été, disait-on, proposé pour la Légion d’honneur, et ses exploits faisaient l’admiration de tous.
           
Il m’avait demandé, au cas où il ne reviendrait pas de la guerre, d’aller visiter ses enfants en Alsace.

            
Il fut tué quelques jours plus tard et je ne manquai pas de m’acquitter, en 1921, de la promesse que je lui avais faite.

(à suivre)

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