Suite du récit de la terrible journée du 20 août 1917 devant Verdun.
Sur le point de
narrer ici ce que fut une journée dont je devais toute ma vie porter le
douloureux et pesant souvenir, je me recueille et hésite comme devant une impossibilité
de l’esprit. Je voudrais passer outre et ne pas rappeler des épisodes qu’on m’a
demandé tant de fois de retracer. C’était naturellement en un temps où les
récits de guerre intéressaient encore les Français. Maintenant, ces choses-là
n’amusent plus personne, et il y en eut tant de ces pauvres histoires pareilles
à la mienne !
Portrait de Etienne Dufau, photo prise en 1916 dans la Somme |
Je vais donc distinguer, sans m’y
arrêter par trop, dans ce terrain bouleversé à travers lequel nous progressions
lentement, une pancarte de bois qui portait ces deux mots : Erstes Flugel.
La première aile d’un ouvrage qui résistait. L’assaut avec mon escouade de
grenadiers que j’avais partagée en deux groupes, et puis la fuite des occupants
sur lesquels nous nous mîmes à tirer comme sur des silhouettes disparaissantes.
Il y eut cette minute où, vus de dos, les fuyards m’apparaissaient comme
boitant de droite et de gauche en laissant claquer dans leurs reins comme des
basques de vareuse. Et j’en ai ri d’un rire nerveux et triomphant, en tirant
sans doute très mal. Je pensais avoir devant moi non des Allemands mais des
canards en fuite, et j’oubliais la guerre.
Je me retrouve encore comme stupide
pour avoir tiré dans la fumée sur un Allemand qui se trouvait debout contre une
paroi de tranchée, la gorge ouverte, tué sans doute pendant la préparation
d’artillerie.
J’ai couru vers des ombres et
presque dans une inconscience fébrile, et puis j’ai fouillé des repaires à la
grenade. Je me suis trouvé fort embarrassé d’avoir fait seul treize prisonniers
après un guttural : Ergebt Euch ! Ils étaient jeunes et quelques-uns
fumaient des cigarettes à bouts dorés. J’ai appliqué mon pistolet sur la tempe
de celui qui me paraissait être le moins digne de ma confiance, et j’ai
expliqué à ses camarades qu’il paierait pour eux s’ils ne demeuraient pas les
mains en l’air.
"Immer Handen
auf !", hurlais-je.
Ce furent des prisonniers dociles et qui
obéissaient d’une manière automatique à toutes mes intentions. Mais tout de
même, je me sentis soulagé lorsque je pus les confier à deux ou trois soldats que
je ne connaissais pas. Je les abandonnai pourtant non sans regret, car le
groupe qu’ils formaient donnait à mon amour-propre une petite satisfaction non
négligeable.
Je revois encore parmi tant de
choses imprécises un trou nauséabond au fond duquel je me suis accroupi pour
ouvrir une boîte de "Schweinfleisch". Mais je n’avais rien à boire et
la vue d’une graisse jaunâtre me coupa le peu d’appétit que je pouvais avoir.
Si je ne nourrissais pas mon estomac
de porc en l’absence de toute autre nourriture, je satisfaisais pleinement mon
esprit en songeant qu’après l’attaque, je pourrais écrire sur un papier à
lettres timbré d’une couronne et d’une devise que je venais de ravir à quelque
hobereau plus ou moins cicatrisé de la joue.
Toutes ces choses sont vagues. Je
pense à d’autres choses, à d’autres faits que je ne veux pas rapporter, me
contentant ici de me rappeler des certitudes absolues et non pas des
demi-certitudes dont je ne pourrais répondre à cause du choc terrible que mes
blessures devaient me faire subir un peu plus tard.
Il ne m’a jamais été donné de
rencontrer, par la suite, quelqu’un qui pût me remettre en mémoire des choses
qui auraient pu m’advenir ou que j’aurais pu oublier, mais qu’importe ? Je
sais seulement que la journée fut dure et épuisante et que je n’eus pas le
sentiment que ma présence sur ces lieux de terreur et de désolation durât une
dizaine d’heures.
Je ne sais même
plus s’il y eut des morts et des blessés. Je pense à des mouches qui
attaquaient des yeux et aussi que sur toute ma section, nous n’étions plus en
fin d’après-midi que deux ou trois à tenir le terrain conquis. Je ne saurais
dire comment tous mes camarades avaient disparu, et je ne me souviens ni d’un
nom ni d’un visage.
Il était peut-être quatre heures de
l’après-midi. Le soleil était brûlant. On venait de passer une crête et on
avait à sa gauche la cote 304 sur laquelle l’ennemi tenait toujours. De lourds
calibres continuaient à tomber sur le sommet et nous avions atteint, en suivant
sans doute une direction parallèle à la route d’Esnes à Béthincourt, un lieu
humide, le lit du ruisseau de Forges probablement. Un homme avait installé son
fusil-mitrailleur sur le bord d’un entonnoir. Des mitrailleuses crépitaient et
on parlait, ou plutôt on pensait à une contre-attaque de l’adversaire. Le
sous-lieutenant Clot s’approcha de moi. Il était en sueur et épuisé. Je ne
l’avais pas vu de la journée. Il me montra un abri puis s’y enfonça et il ne
répondit presque rien aux questions que je lui posais. J’eus le sentiment que
je n’avais plus à compter sur lui et il devait céder à un impérieux besoin de
calme ou de sommeil. Je me rendis compte que j’étais seul avec deux ou trois
hommes pour tenir un grand secteur menacé de toutes parts. Je savais que
personne ne viendrait nous renforcer et sans doute, à l’arrière, n’était-ce
qu’un grand vide d’où nul secours n’était à espérer.
Non, il n’y avait plus rien. Mais si, il y avait quelque chose ou plutôt quelqu’un : le lieutenant Nonorgue et ce petit bout de papier sur lequel il pouvait bien écrire quelque chose…
L’ordre me fut donc donné de faire une reconnaissance dans les lignes ennemies.
Mais dans quelle direction se trouvaient les lignes ennemies ? Quel était le but de cette reconnaissance, et qui pouvais-je bien emmener avec moi ?
Mais c’était un ordre et c’était signé : Nonorgue.
J’ai emmené deux hommes et ensuite, après quelques pas, j’ai réfléchi que je n’avais pas le droit d’exposer inutilement des vies en dehors de la mienne, et je suis parti seul, un peu à l’aventure. J’aurais pu me coucher dans quelque trou et personne n’aurait jamais su ce que j’avais ou non fait. Mais il y avait mon âge et son insouciance, et cette confiance qui me soulevait parfois la poitrine.
Je m’étais engagé tout seul, je descendais une crête au fond d’un boyau mais à découvert pourtant, car ce boyau n’était plus qu’une dépression aux parois très ouvertes. Deux ou trois silhouettes apparurent et l’une d’elles tenait quelque chose ou semblait tenir quelque chose en l’air.
Et brusquement, il me sembla que mon être tout entier se dispersait en mille parcelles comme par suite d’une explosion intérieure qui me désintégrait. J’entendis comme un long bourdonnement pendant lequel se passaient d’extraordinaires choses. Il m’a été impossible plus tard de faire la part de la conscience ou de l’inconscience. Sous le choc, la vision sereine du Christ tel qu’on le voit dans les pieuses images traversa mon esprit et il me sembla qu’une voix infiniment douce m’interdisait alors de penser à mourir pour ne pas demeurer prisonnier entre les mains de l’ennemi.
Une autre vision aussi me hanta. J’avais vu quelque part trois croix de bois dans le fond d’une dépression, et l’idée que j’allais mourir m’était douce et me donnait le désir de reposer tout auprès de ces trois inconnus qui m’appelaient mystérieusement.
Je me souviens d’avoir comme frissonné de me sentir dans la nuit et d’avoir cherché mon pistolet pour mettre fin à la plus misérable, à la plus atroce des vies, mais je sentis aussitôt que j’étais déséquipé et que mon bras droit se refusait à me servir et n’était plus qu’une chose lamentable qui pendait. Je pensai encore à ma cravate pour arrêter le sang, et puis je n’eus plus qu’un désir, celui de ne pas demeurer dans les lignes ennemies. C’était le but et tout de suite je pris une direction qui pouvait être n’importe laquelle, mais vers laquelle une sorte d’instinct me poussait inéluctablement.
Dans une lettre que je garde comme une relique, le sous-lieutenant Clot raconte à mes parents comment, inquiet de ma longue absence, il se mit à fouiller de sa jumelle le champ de la bataille. Il aperçut au loin une silhouette qui, péniblement et sous les obus qui tombaient comme grêle, se dirigeait vers nos lignes. Alors il envoya deux hommes, deux secourables compagnons me soutinrent et ainsi, lentement, je pus grâce à eux joindre l’endroit où se tenait le sous-lieutenant Clot.
Comme ce dernier me plaignait après que je lui eus dit que j’étais aveugle, je répondis que je voulais qu’il dise à mes parents que j’avais accompli mon devoir, et que d’ailleurs il fallait envisager ces choses-là froidement.
Je me souviens qu’en même temps que je prononçais ces paroles qui peuvent sembler sublimes, je songeais qu’un tir de mitrailleuse pouvait bien en ce moment même balayer le parapet de la tranchée où je m’imaginais être et qu’il me suffirait de dresser un peu la tête pour mettre fin à une vie que je n’appréciais plus que médiocrement. Cela m’a fait douter par la suite de la valeur qu’on doit attribuer aux mots héroïques qui ne sont, en définitive, qu’une sorte de coquetterie dernière.
Hélas, toute une longue existence me restait encore pour "envisager ces choses-là froidement"…
Lentement, indifférent presque à ce qui maintenant pouvait m’advenir, je me laissais aller sur mon brancard que deux hommes manoeuvraient. Je me sentais comme un enfant entre leurs mains. Il me semblait que ces deux hommes prenaient d’infinies précautions et je m’abandonnais à eux. Je n’avais plus à penser à agir, à commander.
Il me semble que le temps était indéfiniment long et j’ai souvenance de paroles latines qu’on prononça sur moi au poste de secours pendant qu’on me baignait le visage.
Dans le village d’Esnes, on poussa mon brancard dans une automobile et ce furent des volontaires américains qui me conduisirent à Froidos.
Au-dessus du lit où je reposais, une voix féminine me dit : "Je suis mademoiselle Delafosse…."
Et puis : "Mon petit, il faudra vous couper le bras. -- Je ne pourrai donc plus jouer de violon", dis-je doucement.
Après un long sommeil, je me réveillai en découvrant tristement au toucher que mon bras droit n’était plus qu’un énorme pansement.
Fin de l'extrait des Mémoires de M Etienne Dufau, mon grand-père.
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