(Cliché Etienne DUFAU, droits réservés)
Ce caporal
infirmier faisait de la photographie et il retirait de cet art un profit
certain. Il s’était spécialisé dans les scènes de guerre et il était passé
maître dans la fixation sur pellicules de toutes les horreurs possibles. Son
chef-d’œuvre avait été la prise, à Vermandovillers, d’un bout de tranchée où
s’entassaient des morts. Il n’arrivait pas à satisfaire toutes les demandes, et
ce n’était certes pas parce qu’il manquait d’hyposulfite de soude, ce produit
qu’il trouvait en abondance au poste de secours. Il me disait souvent, en
épanouissant un sourire satisfait et en esquissant un geste de lassitude :
"Ils veulent tous "les
Cadavres". Je n’arrive plus à fournir des cadavres. Je n’ai plus de
cadavres".
Les cadavres, ainsi prononçait-il,
avaient tous les succès mais les saucisses ne se vendaient pas, et pourtant il
avait très nettement saisi la descente des parachutistes sous les ballons
d’observation incendiés. Le marchand de cadavres et de saucisses s’appelait
Lejeune et tout le régiment le connaissait comme vendeur de cadavres et de
saucisses.
Des sapes s’ouvraient à mi-côte, au
flanc d’une crête dénudée. Le lieu où nous nous trouvions s’appelait le ravin
des Fontenettes. Non loin d’un ruisseau presque à sec se trouvait une fontaine,
où nous allions chercher de quoi nous rafraîchir ou nous laver. Cette fontaine
était constamment sous le feu des fusants et son accès n’était pas sans danger.
Un matin, comme je m’étonnais que la
plupart des obus qui tombaient non loin de nous n’éclatassent pas, je pensai
tout d’abord que c’était à cause du terrain qui formait marécage de chaque côté
du lit de la rivière, mais cela m’étonna tout de même, et tout de suite je
pensai à des obus chargés de gaz. Je réveillai le clairon, qui donna l’alarme,
et je mis mon masque. Cependant, beaucoup d’hommes avaient été pris pendant
leur sommeil par ce qu’il était accoutumé d’appeler alors des gaz de combat, et
on en évacua un grand nombre.
Vers le soir, le secteur devint
mouvementé et des bruits coururent. On rassembla les hommes et le commandant
Dubec se tenait impassible au milieu de nous. Des blessés encombraient des
carrefours pendant que le ciel répercutait les bruits infernaux de la terre. Je
me souviens du danger qu’il y avait à franchir, par-dessus un ruisseau sinistre,
une petite passerelle de bois sur laquelle s’acharnait l’artillerie ennemie,
mais je ne sais plus ce qui advint par la suite car je me trouve, après tant
d’années et aussi à cause de la forte commotion que j’éprouvai au moment où je
fus blessé, comme devant des vides que mes souvenirs ne peuvent combler.
Je ne saurais même plus dire ce qui
m’arriva lorsque je fus, à la suite d’un coup de main, chargé de flanquer de
feux un ravin que je n’arrivai pas à découvrir sur la carte, et qui devait être
le ravin de Noifontaine.
D'autres faits encore m’échappent,
qui sont les faits ordinaires de la guerre, mais qu’importe, je ne raconte pas
la guerre mais je laisse plutôt défiler quelques ombres sur l’écran que la
lumière des jours défunts n’éclaire que misérablement.
En quittant un bois, en plein sur la
route poudreuse qui nous conduisait vers l’arrière, un obus, un seul obus a
sifflé. Personne n’a quitté la colonne, personne sauf l’adjudant Meudec, qui
s’en est allé vers un trou pour se mettre à l’abri. La mort l’a pris là-même où
il pensait l’éviter.
L’adjudant Meudec était un Breton
lourd et têtu, quelque chose, dans le civil, comme un mandataire aux Halles. Sa
femme le tenait au courant des cours dont il nous faisait part. On savait que
les carottes se trouvaient en hausse ou en baisse, et on s’intéressait par
sympathie.
"Tu te souviens, Monganaste, à
Marcheville ?… Et aux Eparges, tu sais, le point X…"
Il est des timbres de la voix, des
inflexions de rien du tout qui vous rendent une présence. Les voix comme les
musiques sont de terribles revenants.
(à suivre)
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