jeudi 17 août 2017

Août 1917 Verdun Souvenirs de mon grand-père -7

La cote 304           
Le camion qui précédait le nôtre démarra. Notre conducteur, avec cette indifférence des hommes dont c’est la mission d’en véhiculer d’autres par les routes, monta sur son siège et mit le moteur en marche. Le lourd camion démarra à son tour d’un coup brusque et inattendu.
           
Nous étions environ une vingtaine, pour la plupart debout. Des sacs et des fusils étaient entassés pêle-mêle.
            
La matinée était belle, très belle. Le soleil étincelait déjà haut dans le ciel radieux. Je m’étais appuyé des reins contre une traverse, à un angle arrière de la voiture, et je pouvais ainsi embrasser du regard le chemin que nous venions de parcourir ou bien, en détournant légèrement la tête, considérer l’immense plaine qui s’étendait de chaque côté de la route. Après chaque tournant disparaissait pour instant le véhicule que nous précédions et puis, lorsque la route étirait son rectiligne ruban, il réapparaissait dans un nuage de poussière. Parfois cela formait au loin comme une procession de monstres vrombissants qui se poursuivaient sans s’atteindre, dans une sorte de course infernale.
            
La chaleur devenait insupportable, mais les arbres nous baignaient au passage de leurs ombres fugitives et rafraîchissantes et en me redressant de toute ma taille il m’était infiniment agréable d’éprouver sur mon visage la caresse de leurs souples feuillages. Ces sensations, ne les avais-je pas éprouvées déjà dans le passé, lorsque aux bords du lac Daumesnil je faisais glisser silencieusement ma barque sous les branches basses qui avançaient au-dessus de l’eau leurs palmes. Il y avait longtemps que nous avions perdu de vue le clocher de Rambercourt-aux-Pots lorsque la vision d’un humble et paisible travail des champs s’offrit à nos yeux. Un attelage, des hommes, une femme. Tout cela semblait immobile à cause de la distance, mais tout cela flambait dans une lumière intense qui ne me pénétrait pas. Des moissonneurs, peut-être.
            
Mes compagnons demeuraient silencieux et cela aussi me peinait de les voir tous si jeunes, si peu des hommes encore sous leurs casques. J’aurais aimé connaître leurs pensées, mais ils ne pensaient sans doute à rien, du moins pendant de longs moments. Je me sentais fraternellement unis à eux par les nerfs et par le sang. N’étions-nous pas tous, à cause de ce soleil et de cette terre, à cause de notre jeunesse ou en dépit d’elle aussi, promis à d’impitoyables et sanglantes moissons ?
            
Mais le temps de la moisson était révolu et les moissonneurs allaient bientôt se reposer des fatigues de l’été. Pourtant, d’autres moissonneurs que je ne connaissais pas ne tenaient guère compte des saisons. Je les imaginais penchés sur des cartes très détaillées, notant et pointant. Ils méditaient des plans, envisageaient des circonstances, calculaient des forces, donnaient des ordres et un jour arrivait où, sur des camions, de jeunes hommes faisaient comme des rectangles d’épis bleu horizon en marche vers d’immenses faux qui tranchaient des vies brutalement, sous des éclairs de feu et d’acier. Pendant tout le printemps, tout l’été, l’ennemi n’avait cessé de bombarder ce secteur avec des obus de gros calibres. Il avait continuellement attaqué et cela obstinément, furieusement. Des positions essentielles avaient été perdues et la route de Verdun était menacée. Il nous fallait tout reprendre de ce qui avait dû être abandonné, et ce serait une grande attaque pour laquelle on avait rassemblé une artillerie formidable et des troupes d’élite.
            
Nous traversions des villages et je me souviens d’un régiment de coloniaux qui nous acclama parce que, sans aucun doute, nous allions être de la même fête que lui. Le paysage devenait plus boisé et il y avait, au bord de la route et encadrée par des arbres, une baraque qui portait sur son toit une immense croix rouge. Une femme, tout de blanc vêtue, nous tendit ses deux bras comme pour nous témoigner visiblement l’offrande qu’elle nous faisait de son cœur et de sa peine.
            
L’étrange pensée me vint alors que son regard venait de rencontrer le mien et je songeai qu’elle serait peut-être mon infirmière d’ici peu de temps…

Comme nous passions en vue d’un village avant d’arriver dans le bois Saint-Pierre, notre dernière étape, un homme fit cette réflexion :
            "Personne ne peut savoir comme moi ce qu’il peut y avoir de rats dans cette saleté de patelin…"
            
Il n’y eut pas de commentaires et personne évidemment ne mit le fait en doute.
            
Au milieu d’une clairière, après avoir quitté les camions qui nous avaient transportés, on nous disposa par colonnes de compagnie avec ordre de nous débarrasser de tout ce qui pouvait nous encombrer. Et on se mit en tenue d’attaque : vareuse, toile de tente en bandoulière, musettes et bidon, naturellement.
           
 J’ai fait un petit trou dans la terre et enfoui deux ou trois lettres, puis je me suis redressé avec cette sensation de n’avoir jamais été si souple, si dispos, si léger aussi.

 Et un peu avant que le soir ne tombe, nous nous mîmes en marche sans rien connaître de notre lieu de destination.

(à suivre)...

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