Je vous mets, pour l'Histoire, quelques extraits de ses Souvenirs.
Devant Avocourt
Nonorgue n’était pas un surnom mais
le nom même de l’officier qui commandait la compagnie à laquelle on venait de
m’affecter, la 21ème.
Je n’oublierai jamais le jour où,
pour la première fois, je me trouvai devant cet homme. Il m’avait fait demander
par un de ses agents de liaison, et je m’étais trouvé, au fond d’un baraquement
en bois, face à face avec l’être le plus antipathique qu’il m’ait jamais été
donné de rencontrer. Et tout de suite, un curieux malaise m’avait saisi, comme
celui qu’on éprouverait à la vue d’un animal dangereux.
Quelquefois la
terre tremblait et gémissait sous les chocs et sous les explosions. Elle se
soulevait aussi comme pour s’entrouvrir afin d’engloutir à jamais ces hommes
qui lui faisaient horreur et qu’elle ne voulait plus porter. Cependant, elle
restait maternelle et protectrice et, à force de souffrir, se faisait presque
humaine. Elle avait pitié, au fond, des pauvres hommes qu’elle avait, pendant
des siècles, aimés et nourris. Ils le sentaient fort bien d’ailleurs, et sous les
monstrueuses et meurtrières rafales, ils se confondaient avec elle jusqu’à ne
plus faire qu’une même argile ou une même chair. Elle ne les repoussait pas,
elle les acceptait pour le prix d’un peu de peur ou d’un peu de sang. Et puis,
le calme un instant revenu, elle les rendait dans un nuage de fumée en leur
laissant encore cette force étrange qui vient des profondeurs inviolées qui est
celle des roches et des granits tièdes. Mais j’ai senti souvent qu’elle était
lasse et indifférente, hostile même mais d’une hostilité qui ne se découvre
pas. Elle est la plus forte car elle est la sagesse en opposition permanente
avec la folie des hommes. Elle sera surtout la plus forte parce qu’un jour
viendra où elle aura tout nivelé, tout recouvert. On dirait qu’elle a conscience
de l’avenir et que c’est sa paix, à elle, qui aura raison.
La terre ne pardonne pourtant pas
encore qu’on lui ait fait violence et n’accepte pas que ses chemins et ses
plaines deviennent des tranchées, ses sources et ses ruisseaux des bourbiers,
ses champs et ses prés des entonnoirs, et ses bois et ses forêts des
alignements irréguliers de piquets déchiquetés ou calcinés. Elle n’accepte pas
non plus, elle, la terre, de devenir la nuit sous les fusées multicolores, un
paysage lunaire et désolé. Enfin, elle ne comprend pas, n’admet pas et repousse
la guerre qui dénature, bouleverse et anéantit.
Tout ce secteur portait autrefois le
nom d’une forêt et on a conservé sur une carte le nom de cette forêt. On ne
voit plus, sur un plan directeur, que des lignes bleues ou rouges, et
maintenant ce n’est plus que cette topographie-là qui importe. L’ennemi est
pourtant dans le bois de Cheppy, mais on sait surtout qu’il a logé son
artillerie ici, dans un angle formé par deux traits rouges. Il possède là des calibres
autrichiens, des 88 et des 130 dont on n’entend même pas arriver les obus tant
ils sont rapides. On n’a même pas le temps de se coucher et cela éclate à peine
au contact du sol, et avec des éclats qui rasent et auxquels même à plat
ventre, on n’échappe que difficilement. Et il y a des grenades qu’on appelle
des tourterelles, des minnen qui retournent tout en faisant éclater les
poumons, et aussi des rafales qui balayent tout ce qui est à découvert. Il y a
aussi cette tranchée qui se présente d’enfilade et dans laquelle trois hommes,
les plus anciens du régiment, viennent d’être pulvérisés.
Il parut alors que le destin, en
permettant la disparition de ces trois hommes, venait de nous frapper tous d’un
deuil spécial. Ces infortunés, qui avaient été de toutes les actions auxquelles
avait pris part notre régiment depuis le début des hostilités, ne
représentaient-ils pas pour tous comme une possibilité de survivre quand même
malgré le temps, malgré les dangers ? Non seulement les dangers passés
mais les dangers à venir. C’était donc cela l’infanterie, c’était donc cela la
guerre ! On pouvait nourrir l’illusion de demeurer en dépit de tout, mais
un jour venait qui n’épargnait personne et même pas ceux qui, en très petit
nombre, avaient échappé à la mort. Etait-ce donc vraiment pour plaisanter
qu’aux instants de détente on se donnait, sans y croire, cette liberté de
prétendre qu’on l’aurait bien un jour, comme tant d’autres, la croix de
bois ?
Malgré tout, les hommes tenaient, et
je ne cessais d’aller de l’un à l’autre, silencieusement, leur donner à chacun
le soutien d’une présence discrète. Ils me regardaient un court instant, puis
reprenaient leur garde au créneau, cette garde muette et attentive qui est
calme et conscience, honneur et fidélité.
Je ne revois plus les visages, mais
sous les casques des mentons bien pris dans des jugulaires et des regards
clairs qui ne perdent rien de ce qui est devant eux, du côté de l’ennemi. Ils
sont, vu de dos, comme solidement installés sur leurs jarrets tendus et leurs reins
qu’entoure le large ceinturon de cuir fauve semblent inébranlables et capables
de tout supporter des fardeaux et des fatigues de la guerre. Ils sont tous
comme des forces ramassées et prêtes à la détente, à la riposte, à l’action, et
ce sont des forces saines et sûres comme seule la terre de France pouvait en
réaliser.
J’ai en tous et en chacun d’eux une
confiance infinie et j’éprouve une sorte de fierté audacieuse à me sentir de
leur race et de leur sang. Je voudrais tous les protéger, tous les sauver et
leur rendre même leurs travaux et leurs fêtes, tout là-bas, au fond de leurs
provinces natales. Mais où sont ceux qui foulaient cette terre d’angoisse au
temps où elle portait des arbres et des champs, des routes et des
maisons ? Je voudrais entendre dans l’air léger de cette soirée où le
canon s’est tu le tintement d’un angélus de paix, en imaginant que la guerre
n’a pas eu lieu et qu’elle n’aura jamais lieu. Je voudrais les démobiliser tous
et me démobiliser moi-même après une victoire à laquelle j’aspire tous les
jours et qui a été déjà si lourdement payée qu’on s’étonne qu’elle ne soit pas
encore là.
Et quand le soir
tombera et qu’avec les premières fusées les canons se réveilleront, avant de
réunir toutes les énergies et tous les courages que la nuit perfide et hostile
pourra exiger de moi, je me laisserai, pendant une minute, glisser vers le pays
des jours anciens, vers le pays des souvenirs.
(à suivre)
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