suite....
J’ai eu la visite d’un jeune
officier long et maigre qui, après m’avoir demandé des renseignements sur le
secteur, s’est mis à examiner à la jumelle l’espace chaotique et s’étendait
devant lui. Il a tenu absolument à décréter qu’un tronc d’arbre était un
emplacement de minnen et qu’une planche était un créneau de mitrailleuse. J’ai
d’abord discuté et puis je me suis tu car, étant l’officier de renseignement du
régiment, il devait savoir toutes ces choses bien mieux que moi. Et puis, il ne
pouvait décemment rapporter qu’il n’avait rien vu et ne pas donner ainsi
l’occasion d’économiser des obus qui, une amabilité en appelant une autre, nous
seraient royalement ou plutôt, nos ennemis étant gouvernés par des empereurs,
impérialement rendus.
J’ai même eu la visite d’un général,
une visite très courte, mais au cours de laquelle une manche étoilée s’est
agitée devant mes yeux pour marquer un vif mécontentement. Le motif qui me
valait une observation et une colère était assez sérieux puisque mon visiteur
avait découvert, dans la personne d’un de mes guetteurs, un homme sans cravate.
Je ne savais pas tenir les hommes dans les petites choses, et comment ferais-je
donc pour les tenir dans les grandes, celles qui regardent et intéressent le
destin de la Patrie ?
Je veux me souvenir ici d’un
aumônier qui était venu me voir. Il semblait très vieux et marchait péniblement
à cause de l’âge ou de la boue. Il avait relevé sa soutane sur le devant, et en
maintenait le bas fixé sur son abdomen, à la manière d’une couche-culotte pour
bébé, fixée au moyen d’une épingle de nourrice.
L’homme de Dieu m’a dit quelques mots
puis m’a offert deux ou trois cigarettes. En s’en allant, il me laissa la paix
du Christ dont j’avais sans doute besoin à ce moment-là, et je savais bien que
cette sorte de paix n’était pas celle que les hommes, et encore moins la
guerre, étaient capables de me donner.
Un peu avant minuit, c’est-à-dire un
peu avant l’heure où je devais reprendre ma garde, le sergent Lebouc vint me
réveiller, et immédiatement je sortis de l’abri que constituait pendant mon
sommeil une tôle ondulée, qui maintenait une faible épaisseur de terre
au-dessus d’une excavation située entre un bout de tranchée et un pare-éclats.
"Ils attaquent…"
Je dormais si bien, si profondément,
maintenant je me trouvais dans le vacarme et la fumée. Des grenades éclataient
en miaulant, des mitrailleuses enchaînaient leurs rafales, des hommes tiraient,
l’artillerie donnait à plein pour le barrage qu’une fusée rouge venait de
déclencher. La nuit s’était subitement éclairée de fusées qui s’attardaient au
sol avant de s‘éteindre, lentement poussées par le vent. Le fracas des minnen
perturbait tout et à mesure que je me sentais impuissant à dominer tout ce
tumulte et toute cette horreur, un calme extraordinaire me pénétrait jusqu’à
porter mon esprit à un haut degré de lucidité. Je voyais tout, j’entendais
tout, je dominais tout en éprouvant sur ces hommes dont je voyais sous les
casques les traits tendus, comme un ascendant que j’avais toujours ignoré.
Cependant, je les sentais un peu désemparés car celui qui m’avait sorti de mon
sommeil ne semblait plus maître de lui. Le sergent Lebouc était blessé et il me
demanda de lui donner sa musette. En boitant, il se dirigea vers l’arrière en
me laissant sa section.
Je me revois à cette minute même où,
follement, je me dressai sur le parapet, de toute ma taille, pour qu’on me vît
de partout et qu’ainsi on me sentît comme un chef et au-devant d’un danger que
mon attitude niait puisque je savais bien que l’ennemi n’attaquait pas. Je ne
juge pas cette attitude, je ne sais pas si les circonstances la commandaient,
mais j’avais obéi à un ordre intérieur dont le caractère impérieux m’avait
poussé à agir de cette sorte.
Le barrage cessa, et l’on n’entendit
plus ni grenades ni balles. Des fusées continuaient seulement à balancer au ras
du sol de faibles clartés en découpant sur celui-ci des ombres qui tournaient.
Le calme était revenu et tout s’était apaisé comme sous la baguette d’un
invisible chef qui, après avoir déchaîné de monstrueux instruments, ne jugerait
pas utile à sa gloire de prolonger plus longtemps son infernal effet.
Quelques jours plus tard, au repos,
on remettait une brillante citation au sergent Lebouc. Il n’avait, disait cette
citation, quitté une position violemment bombardée qu’après avoir passé les
consignes à son successeur. Le successeur que j’avais été en ces circonstances
héroïques se rappelait très bien que le sergent Lebouc aurait pu être cité non
pour m’avoir passé des consignes, mais pour m’avoir demandé une musette à
laquelle il tenait sans doute tout particulièrement.
Inutile d’ajouter que l’histoire en
amusa plus d’un…
Et cela me remet à l’esprit ces
citations qui furent données à notre colonel, qui fut tué ainsi qu’un
commandant, un capitaine et deux hommes, dans une sorte d’entonnoir qu’ils
avaient pris comme observatoire pour mieux voir les lignes allemandes. Un obus
était arrivé et je ne crois pas qu'on ait jamais retrouvé les traces de ces
infortunés.
"Au moins, me dit un
territorial qui circulait dans un boyau, les Boches, ce sont de vrais socialos
car, regardez un peu, ils bouzillent tous les gros…"
Malgré l’union sacrée chère à
Maurice Barrès, la politique ne perdait donc pas tous les droits.
On libella des citations pour les
victimes, et en les écoutant, je remarquai que plus les grades étaient élevés,
plus les citations étaient longues. Cela allait de quelques mots à quelques
phrases. Mais, était-ce un oubli, il n’y avait rien pour les deux soldats qui
pourtant avaient, eux aussi, bien mérité chacun au moins un «mort pour la
France", qui eût tout de même laissé au repos cet esprit de justice et
d’égalité qui veille toujours au fond des cœurs des humbles de chez nous, et
particulièrement quand ces cœurs-là sont généreux et qu’ils battent sous une
capote bleu horizon.
(à suivre)
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