Je le revois encore, non pas
bouleversé par les torpilles, mais net et intact, tel qu’il m’apparut aux
toutes premières lueurs de l’aube, après une relève, en ces instants où l’on
essaie de se situer dans l’inconnu d’un secteur nouveau.
Et tout de suite je m’étais attaché
à ce petit poste situé à la pointe extrême de nos positions en avant
d’Avocourt, sur la rive gauche de la Meuse. J’avais même éprouvé pour lui comme
une sorte d’attachement charnel à partir du jour où des avions ayant signalé
des rassemblements ennemis dans le bois de Cheppy, il m’avait été plus
particulièrement confié à cause des attaques dont il serait probablement
l’objet. J’aimais ce petit coin de terre française dont je me sentais si
hautement responsable, et nous étions quatre hommes qu’unissait une récente
camaraderie, faite de confiance et de loyauté.
Et nous avons tenu tous les quatre
quand les mauvaises heures sont venues, tenu dans la fumée et dans le bruit,
comme savent tenir ceux qui n’ont plus d’espérance parce que les autres ne
savent pas et que, même s’ils savaient, ils ne pourraient pas venir pour
soutenir ceux qui se savent sans soutien. C’est tout de même quelque chose de
grand que le désespoir car il tend les muscles et les volontés jusqu’à cette
inconscience farouche où tout se facilite en se simplifiant. Et magnifiquement
on supporte l’enfer en le dominant et il semble qu’on porte en soi quelque
chose d’immatériel et d’inconnu rebelle à toutes les mauvaises forces qui se
conjuguent pour le déchirement, l’engloutissement, l’anéantissement.
Je voudrais me rappeler les
angoisses ou les défaillances, les terreurs aussi, mais je ne sais rien
exprimer de certaines heures où je percutais des grenades contre mon casque
pendant que les fusils tiraient, que les mitrailleuses crépitaient et que la
terre s’entrouvrait alentour de nous sous de monstrueux chocs qui laissaient
nos poitrines sans souffle, dans une haletante oppression. Des jours et des
nuits passaient et je n’avais même pas une fusée rouge pour demander le barrage
d’artillerie. Insensiblement, nos forces s’usaient ou nous abandonnaient, et il
arriva un temps où, après avoir fait tout mon possible pour soustraire mes
camarades au sommeil, ce dernier s’empara de moi traîtreusement, juste parce
que j’avais pensé pendant une seconde à la bienfaisance d’un repos grâce auquel
il me serait permis d’oublier jusqu’à ma propre existence. Combien il est
inexorable ce besoin de sommeil de la vingtième année, et comment y résister
lorsqu’on se sent à la limite de ses forces ?
Comme le jour allait se lever, un
officier qui s’appelait Gautier se glissa vers moi et m’éveilla brusquement. Je
ne le connaissais pas, mais il avait été envoyé de l’arrière pour voir ce que
nous étions devenus.
Ma surprise fut extrême et j’ajoute
très désagréable. Je ne savais plus exactement qui j’étais ni où j’étais, mais
ce que je savais bien, c’est que j’étais une pauvre chose passible d’un article
du Code de Justice militaire, lequel prévoit la peine de mort pour ceux qui
s’abandonnent au sommeil en présence de l’ennemi.
Rien ne se passa, fort heureusement,
mais il me resta de cette aventure un souvenir amer que j’ai d’ailleurs depuis
longtemps chassé et qui suffirait à m’expliquer pourquoi j’ai conservé de ce
petit poste tant aimé l’image qu’il me laissa lorsque j’y pénétrai pour la
première fois, et que fidèlement la pellicule de mon West Pocket me conserva
longtemps.
(A suivre)
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