lundi 14 août 2017

Août 1917 Verdun Souvenirs de mon grand-père (6) (suite)

Avez-vous remarqué le rôle crucial du Lieutenant Nonorgue? Lisez la suite....

Je venais de rejoindre ma compagnie après avoir eu un entretien avec le lieutenant Nonorgue. Il m’avait parlé de mon patriotisme, qui ne pouvait que m’inciter à accomplir je ne sais plus trop quelle mission ou à accepter je ne sais plus trop quel risque. J’avais répondu qu’on pouvait disposer de moi comme on voudrait, non à cause de mon patriotisme qui n’avait rien à voir dans l’affaire, mais parce que, étant le plus jeune sergent de la compagnie, je considérais comme une obligation de m’exposer plus que quiconque au danger.
            
Je me suis toujours demandé ce qui avait pu motiver cette réponse de ma part, cette réponse qui satisfaisait ma fierté par le seul fait qu’elle me semblait aller au-devant d’une lourde ironie ou d’une perfide intention.
            
Puis l’ordonnance de celui que je venais de laisser à des ridicules machinations tenta de me faire rire en me racontant les dernières de son supérieur. Il riait tout en faisant reluire une paire de brodequins et me tenait un discours interrompu de "s ‘pas", mais je n’avais pas, mais pas du tout alors, envie de rire.

Mes hommes s’inquiétaient peut-être de me voir souvent solitaire et pensif, souvent absorbé par une lecture, et un pari s’était tenu entre eux sur le point de savoir si j’étais ou non séminariste. Je m’étais associé un soir aux libations qui suivirent cet étrange pari, mais après mon départ, le lieutenant Nonorgue ayant fait irruption dans le cantonnement entendit cette appréciation sur sa personne :
           
"Nonorgue, c’est une vache…"
            
L’homme aux "s’pas", qui venait d’avoir l’idée de remplacer les balles ordinaires par les balles de bois, pour économiser sans doute les munitions nécessitées par le tir des grenades à fusil, et fut, de ce fait, l’auteur de quelques accidents, me demanda de réunir la compagnie afin d’exposer ce que je pensais de la discrétion et des moyens à prendre pour rester, en toutes circonstances, discret. Comme le sujet qui m’était proposé m’étonnait, notre inénarrable commandant de compagnie, qui se tenait à mon côté au milieu des hommes formés en carré, vint à mon secours et de la manière la plus imprévue qu’on saurait imaginer. Il fallait pour être discret ne pas dire tout haut en première ligne le numéro de son régiment, ne pas parler pendant les relèves, et ne pas boire trop vers le soir, dans les cantonnements. L’allusion était évidente, mais ce n’est pas tout de suite qu’elle apparut dans tout son comique.
            
Mais chacun avait confusément compris que la discrétion consistait surtout à ne pas assimiler verbalement et sous l’influence du vin le lieutenant Nonorgue à un ruminant monté sur deux pattes et galonné aux manches de deux ficelles d’or…

          
On avait fait des simulacres d’attaque où la cote 304 pouvait bien être figurée par un champ ou par un pré sans altitude aucune.
            
Et puis, un matin, sous le soleil, on avait présenté le drapeau. Toutes les poitrines étaient bombées et toutes les baïonnettes se dressèrent ensemble vers le ciel, immobiles. On sentait comme un cœur immense et unique qui battait.
            
Un grand miracle de silence et d’amour venait de s’accomplir à cause de ces trois couleurs qu’on voyait émerger là-bas, au-dessus de quelques casques.
            
Je voyais pour la première fois le drapeau de mon régiment et souvent j’avais détesté cette guerre où l’on ne voyait jamais de drapeaux.
            
Maintenant, je connaissais mon drapeau et je venais de mesurer toute cette force et toute cette fidélité qui me bouleversaient éperdument.

 Le commandant Dubec m’avait fait appeler par un agent de liaison :
           
"Allez me chercher mon petit sergent…"
            
Je me trouvais maintenant immobile, figé en ce "Garde à vous" impeccable qu’il exigeait de tous ceux qui se présentaient devant lui.
           
La pièce était vaste et claire, meublée de choses anciennes. Dans un angle se trouvait une petite table qui servait de bureau. Tout était net, bien en ordre.
            
Cet homme était un chef. De taille moyenne, le corps bien pris dans un uniforme bien taillé, le commandant Dubec était le type même de l’officier français. En le considérant, on pensait à une épée et à des gants blancs. En lui de vieilles traditions militaires vivaient intensément.
            
Le visage n’était pas harmonieux. Le front avait un pli, le nez légèrement bourbonien déviait un peu de côté, la moustache et la barbe grisonnaient. Le regard s’abaissait souvent sur le sol et puis montrait deux yeux vifs et perçants aux reflets gris ou bleus, qui faisaient songer à ces lueurs qu’ont certains aciers de guerre. La voix était nette et parfois d’une infinie douceur.
            
Comme il m’entretenait de la tenue des hommes et de la propreté des norvégiennes des roulantes, un régiment passa dans la rue, dont les hommes portaient la fourragère vert et or.
            
Il m’entraîna vers la fenêtre dont il ouvrit largement les deux battants, puis, me serrant affectueusement l’épaule de cette main qu’il avait si fine et si ferme :
            
"Voyez-vous, je voudrais que notre régiment portât un jour la fourragère aux couleurs de la Médaille militaire…"
            
Je ne répondis rien à ce désir qui venait de s’exprimer d’une manière aussi inattendue.

            
Un grand silence s’était fait entre nous où passait peut-être la vision dorée d’une gloire impondérable et capricieuse.

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