Belle histoire racontée par mon grand-père :
Je veux conter ici l'histoire des Trois bossus, une histoire dont
je ne me lassais pas.
Il y avait une fois, dans un pays situé bien loin, un père veuf
qui avait trois fils. Ce père ajoutait à son infortune d'être pauvre, celle
d'avoir trois enfants bossus. Ils habitaient un sordide logis et ne
subsistaient que par la charité de leurs voisins.
Un jour il advint que personne ne voulût plus leur faire l'aumône,
et le père, désespéré de ne plus pouvoir les nourrir, les conduisit en un lieu
d'où partaient trois chemins.
« -Mes pauvres amis, leur dit-il, je ne puis plus longtemps
vous voir souffrir. Prenez chacun un chemin et revenez vers moi dans sept ans.
Je vous donne rendez-vous ici même, dans l'espoir de vous retrouver plus riches
et plus heureux que les bienfaiteurs qui se sont lassés de vous faire du
bien... »
Ayant demandé sur eux la bénédiction du ciel, il les embrassa et
ils le quittèrent en pleurant.
Sept années plus tard, deux frères seulement se trouvaient au
rendez-vous indiqué et le père, fort mécontent, les renvoya encore pour sept
autres années en leur enjoignant de s'en aller à la recherche de l'absent.
Pendant des mois et des années, deux bossus parcoururent le monde
à la recherche de leur cadet jusqu'au jour où, traversant un village, ils
s'aperçurent que chacun les considérait avec curiosité... « C'est que,
leur répondit une vieille femme qu'ils pressaient de questions, vous ressemblez
à notre échevin... »
Et sur les indications précises qui leur furent données, quelques
instants plus tard ils faisaient résonner le pesant marteau de la porte de la
mairie.
Une jeune femme vint leur ouvrir qui répondit à leur double
demande : « Je suis bien la femme de l'échevin, mon mari est vraiment
bossu, mais il a toujours prétendu n'avoir ni frère, ni famille. Passez au
large, car s'il vous voyait, il ne manquerait pas de vous faire donner la mort ».
Et, comme un tout petit bruit de pas sonnait dans un couloir, la
femme de 1'échevin poussa ses deux visiteurs vers l'entrée d'une cave dont la
porte était à demi fermée en s'écriant :
« -Mon mari... Mon mari. Vite, cachez vous. Malheureux, s'il
vous voyait ici... »
Durant toute la nuit elle songea comment elle pourrait bien se
débarrasser des deux intrus, mais aux premières heures du jour, ayant pénétré
dans le réduit où ils se trouvaient, elle ne vit plus que deux masses inanimées
dans l'angle d'une muraille. Les poussant alors du pied elle constata qu'ils ne
bougeaient pas. Ils étaient sans souffle, ils étaient morts, morts pour avoir
bu d'une manière inconsidérée tout le contenu d'un tonneau de vin qui gisait
sur le sol, percé d'un grand trou.
Alors elle se mit à pleurer sur leur sort puis, séchant ses
larmes, elle demanda qu'on allât, en toute hâte, lui quérir un homme réputé
dans le pays pour accomplir les besognes les moins recommandables. Dés qu'il
fut arrivé elle lui dit « -- Vous allez, dans le secret le plus absolu,
jeter un cadavre à la rivière. Je vous donnerai pour cela une belle pièce
d'argent... »
L'homme, à la vérité un peu simple d'esprit, s'empressa de faire
le travail qu'on lui avait commandé et revint.
« -Mais, s'écria la femme de l'échevin qui était fort avare,
vous ne l'avez pas bien noyé ». Et désignant le second bossu :
« Tenez il est encore là... »
Le commissionnaire chargea sur ses robustes épaules le nouveau
fardeau, non sans prendre la résolution d'accomplir sa mission d'une manière
plus soignée.
« - Cette fois, déclara-t-il à son retour, c'est fait et bien
fait. Imaginez donc qu'en revenant de jeter pour la seconde fois mon paquet à
l'eau, j'ai encore rencontré mon satané bossu qui sautillait dans la rue de
pavé en pavé comme pour me narguer. Mais soyez rassurée, bonne dame, il ne
reviendra plus car je lui ai cette fois attaché une grosse pierre au cou. »
« - Misérable ! Vous avez tué mon mari. Vous l'avez tué… »
Elle eut un long cri de détresse et tendit néanmoins à 1'homme
quelque peu abasourdi la pièce d'argent qu'elle lui avait promis. Et celui-ci,
de son pas lourd et hésitant, s'éloigna en faisant un grand geste vague par
lequel il tenta de manifester son irresponsabilité.
Ainsi se terminait l'histoire des Trois bossus et, pour conclure
de manière à apaiser les inquiétudes que je pouvais avoir sur le sort de
l'infortunée veuve, mon père ne manquait pas d'ajouter :
« - Je crois bien que le père mourut bien des années avant
que l'heure du second rendez-vous n'eut sonné, et pour ce qui est de la femme
de l'échevin, je crois bien que, toute sa vie maltraitée ou battue par son
mari, elle fut, au fond bien heureuse d'être si providentiellement libérée de
son bossu.
N'avait-elle pas d'ailleurs glissé dans la main de l'homme deux
pièces d'argent au lieu d'une... »
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