Des mois passèrent encore, quatre ou cinq,
de ces mois qui précèdent une victoire et pendant lesquels on doute ou espère
tour à tour.
J’avais
quitté Maison-Blanche et j’étais chez moi, partageant comme je pouvais mon
temps entre le fauteuil de mon père et celui de mon frère, chez qui j’avais
presque élu domicile car ma belle-sœur considérait que ma mère ne saurait me
donner une nourriture convenable. Je sortais assez souvent et je ne manquais
guère d’occasions ni d’invitations.
Pour
ne pas allonger vainement ces lignes, j’en viendrai tout de suite au jour de
l’armistice, mais le récit que j’en ferai sera très bref et uniquement pour la
raison que j’en donne ici.
*
* *
Ce
matin-là, j’ai quitté d’un bond le fauteuil dans lequel je m’étais installé.
Depuis le matin courait le bruit que l’armistice serait signé dans la journée.
Or je venais d’entendre les cloches et c’était cela qui me mit d’un saut sur le
seuil du 5 de la rue F. de Neufchâteau, au contact de la rue. Il était onze
heures, exactement. Toutes les cloches de la capitale battaient et, en prêtant
l’oreille, on pouvait surprendre les notes puissantes et graves de la
Savoyarde. Mon cœur battait comme devait battre, en ces instants-là, tout le
cœur immense et innombrable de la France.
Des
camions montés par des Américains quittaient le gymnase Japy en donnant
éperdument du klaxon. Des cris et des chants me parvenaient de toutes parts.
Des gens dévalaient les escaliers précipitamment, se réunissaient devant les
portes et s’en allaient grossir des cortèges qui parcouraient déjà le boulevard
Voltaire, en marche vers le centre de la capitale. Le canon, sans doute celui
du Mont Valérien, tonnait.
La
Madelon répondait à la Marseillaise et la Marseillaise répondait à la Madelon.
La Victoire libérait les âmes de l’angoisse et les corps des servitudes
quotidiennes. La Victoire devait planer très haut dans le ciel, soulevée par
d’immenses ailes d’or.
Et
c’était fini, enfin fini, la guerre. On ne pouvait pas encore tout à fait
croire la réalité bouleversante. On avait envie de pleurer et de rire à la
fois, mais on ne savait pas très bien si l’on souffrait de trop de bonheur ou
si l’on frémissait de joie en souffrant. Je ne sais plus de quoi se composait
un tel moment, qui ne pouvait se traduire que par un besoin de sortir dehors,
de marcher avec n’importe qui, d’aller n’importe où, pourvu qu’il y ait
beaucoup de monde et beaucoup de bruit.
Je
me suis avancé jusqu’au boulevard Voltaire, où quelqu’un prit le temps de dire
qu’une boulangère de la rue de Belfort ne cessait de sangloter à cause d’un
mari qu’elle avait perdu depuis peu à la guerre.
Ma
vue avait baissé sérieusement depuis quelques semaines et je m’aperçus plus
particulièrement, en ce jour inoubliable, qu’elle ne me permettrait plus
désormais de me diriger seul dans la rue.
Je
rentrai donc non sans peine dans la loge d’où je venais de sortir et cela non
sans me heurter à des personnes qui couraient sans prendre garde à ma démarche
hésitante.
La
Victoire était là tout de même et elle m’exaltait comme une récompense suprême
et tellement attendue.
J’avais
regagné mon fauteuil et j’écoutais tinter des cloches encore. L’une d’elles, me
semblait-il, sonnait comme un glas.
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