jeudi 10 août 2017

Août 1917 Verdun Souvenirs de mon grand-père (4)





(Cliché Etienne DUFAU, droits réservés)

Ce caporal infirmier faisait de la photographie et il retirait de cet art un profit certain. Il s’était spécialisé dans les scènes de guerre et il était passé maître dans la fixation sur pellicules de toutes les horreurs possibles. Son chef-d’œuvre avait été la prise, à Vermandovillers, d’un bout de tranchée où s’entassaient des morts. Il n’arrivait pas à satisfaire toutes les demandes, et ce n’était certes pas parce qu’il manquait d’hyposulfite de soude, ce produit qu’il trouvait en abondance au poste de secours. Il me disait souvent, en épanouissant un sourire satisfait et en esquissant un geste de lassitude :

"Ils veulent tous "les Cadavres". Je n’arrive plus à fournir des cadavres. Je n’ai plus de cadavres".
            
Les cadavres, ainsi prononçait-il, avaient tous les succès mais les saucisses ne se vendaient pas, et pourtant il avait très nettement saisi la descente des parachutistes sous les ballons d’observation incendiés. Le marchand de cadavres et de saucisses s’appelait Lejeune et tout le régiment le connaissait comme vendeur de cadavres et de saucisses.
            
Des sapes s’ouvraient à mi-côte, au flanc d’une crête dénudée. Le lieu où nous nous trouvions s’appelait le ravin des Fontenettes. Non loin d’un ruisseau presque à sec se trouvait une fontaine, où nous allions chercher de quoi nous rafraîchir ou nous laver. Cette fontaine était constamment sous le feu des fusants et son accès n’était pas sans danger.
            
Un matin, comme je m’étonnais que la plupart des obus qui tombaient non loin de nous n’éclatassent pas, je pensai tout d’abord que c’était à cause du terrain qui formait marécage de chaque côté du lit de la rivière, mais cela m’étonna tout de même, et tout de suite je pensai à des obus chargés de gaz. Je réveillai le clairon, qui donna l’alarme, et je mis mon masque. Cependant, beaucoup d’hommes avaient été pris pendant leur sommeil par ce qu’il était accoutumé d’appeler alors des gaz de combat, et on en évacua un grand nombre.
            
Vers le soir, le secteur devint mouvementé et des bruits coururent. On rassembla les hommes et le commandant Dubec se tenait impassible au milieu de nous. Des blessés encombraient des carrefours pendant que le ciel répercutait les bruits infernaux de la terre. Je me souviens du danger qu’il y avait à franchir, par-dessus un ruisseau sinistre, une petite passerelle de bois sur laquelle s’acharnait l’artillerie ennemie, mais je ne sais plus ce qui advint par la suite car je me trouve, après tant d’années et aussi à cause de la forte commotion que j’éprouvai au moment où je fus blessé, comme devant des vides que mes souvenirs ne peuvent combler.
            
Je ne saurais même plus dire ce qui m’arriva lorsque je fus, à la suite d’un coup de main, chargé de flanquer de feux un ravin que je n’arrivai pas à découvrir sur la carte, et qui devait être le ravin de Noifontaine.
            
D'autres faits encore m’échappent, qui sont les faits ordinaires de la guerre, mais qu’importe, je ne raconte pas la guerre mais je laisse plutôt défiler quelques ombres sur l’écran que la lumière des jours défunts n’éclaire que misérablement.
            
En quittant un bois, en plein sur la route poudreuse qui nous conduisait vers l’arrière, un obus, un seul obus a sifflé. Personne n’a quitté la colonne, personne sauf l’adjudant Meudec, qui s’en est allé vers un trou pour se mettre à l’abri. La mort l’a pris là-même où il pensait l’éviter.
            
L’adjudant Meudec était un Breton lourd et têtu, quelque chose, dans le civil, comme un mandataire aux Halles. Sa femme le tenait au courant des cours dont il nous faisait part. On savait que les carottes se trouvaient en hausse ou en baisse, et on s’intéressait par sympathie.
            
"Tu te souviens, Monganaste, à Marcheville ?… Et aux Eparges, tu sais, le point X…"

            
Il est des timbres de la voix, des inflexions de rien du tout qui vous rendent une présence. Les voix comme les musiques sont de terribles revenants.
(à suivre)

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